Les artistes croquent la néo-bourgeoise
*L’envisager, traquer sa singularité saisir ses charmes discrets… Pour Madame Figaro, créateurs et écrivains se sont prêtés, avec grâce et talent, à l’exercice de style. Chacun d’eux a imaginé, en l’illustrant d’un texte, d’un collage, d’une peinture, d’un dessin, une bourgeoise moderne. Visions amoureuses, libres interprétations, 30 petits chefs-d’œuvre en exclusivité.
Si j’écrivais un roman dont la narratrice serait une femme habitant le Paris d’aujourd’hui, il est très possible que je lui donne le profil suivant. C’est quelqu’un qui a entre 35 et 50 ans. Elle a toujours travaillé, et il est probable qu’elle est nettement plus intelligente que ses supérieurs masculins. Elle exerce un métier dans le secteur universitaire, ou à un échelon intermédiaire du journalisme ou de l’édition, ou bien elle produit une émission à Radio France, bref, elle a un emploi intéressant, intellectuellement stimulant mais pas précisément bien rétribué. Elle occupe un petit appartement (40 mètres carrés) dans l’un des arrondissements les moins recherchés de la capitale. Son intérieur est assez bien tenu, même si elle a tendance à laisser les choses devenir parfois un peu « bordéliques ». Elle fait rarement la cuisine puisque les petits restaurants bon marché abondent près de chez elle. Quand elle mange à la maison, c’est en général une salade, ou des pâtes, ou des plats préparés du Monoprix qu’elle passe rapidement au micro-ondes.
Dans sa jeunesse, elle a eu la réputation d’être une fille plutôt intello et elle continue à lire beaucoup, sans arrêt. De même, elle essaie d’aller au cinéma au moins une fois par semaine et allume peu souvent la télévision, habituellement pour une série américaine pas trop commerciale. Elle a plusieurs amies très proches, avec lesquelles elle fait plein de choses. Elle mène une existence solitaire, à ce stade, ou bien elle fréquente un homme que sa vie ne prédispose pas à devenir une relation très durable ou à partager un quotidien avec elle. En réalité, elle a été cruellement blessée et déçue par les hommes auxquels elle a eu affaire, et, si elle est de l’autre côté de la quarantaine, elle se dit avec inquiétude qu’elle risque de ne jamais connaître les joies de la maternité. Mais même si elle s’est résignée à ne pas avoir d’enfants, ou s’est convaincue que la vie était décidément plus simple sans, elle continue à caresser l’espoir de rencontrer un homme qui ne soit pas marié, ni affligé d’une peur phobique de « s’engager », ni le genre de monogame en série qui se montre délicieusement romantique pendant les trois premiers mois puis se dérobe devant la perspective d’une relation stable, quelqu’un qui ne soit pas obsédé par son statut professionnel ou social au point d’être prêt à la laisser tomber pour une autre femme bien plus « lancée » en apparence mais nettement moins intelligente qu’elle.
Il doit bien en exister, des hommes qui trouvent que l’intelligence et l’indépendance d’esprit sont des qualités séduisantes chez une femme ! Et si aucun d’eux ne croise sa route, eh bien tant pis, elle a un travail qui l’intéresse, des amies qui sont sa grande source de stabilité, de nouveaux livres à lire, de nouveaux films à voir, et les quinze jours en Grèce qu’elle a prévus en juillet, le reste de son mois de congé avec ses parents, dans le Luberon. Et surtout, surtout, elle a le fantastique privilège de vivre à Paris. Bref, c’est une femme qui n’a pas vraiment à se plaindre de son sort et qui continue à avancer dans la vie avec une « attitude positive ». Jusqu’à un samedi soir où, rentrée dans son petit appartement après une soirée avec ses amies, elle se surprend à penser : « Bon, mais je ne voudrai pas “ça” à 60 ans. » Ce qu’elle voudra alors, ou plus révélateur encore, ce qu’elle pense qu’elle voudra, et ses réactions si elle y parvient…, voilà, c’est ici qu’est le roman.
(1) Le film tiré de son livre L’Homme qui voulait vivre sa vie, avec Catherine Deneuve, Marine Foïs, Romain Duris, sortira le 3 novembre.
*Une prédatrice
Entre les hommes et les femmes, c’est un peu le jeu du chat et de la souris. Sauf qu’à 30 ans, les rôles changent. De souris, les voilà qui deviennent chattes. Ces prédatrices sont redoutables. Elles veulent un mâle et se donnent les moyens de l’avoir. Talons taillés comme des pics à glace, démarche de fauve, œillades assassines : impossible de n’y pas succomber. Et ces messieurs qui se croyaient voués au rôle de chasseur, volant d’une proie à une autre, à jamais libres et insouciants… Raté ! Ils se font prendre dans le filet de leurs cils ou dans l’étau de leurs reins. Résultat : un enfant, une maison, et tutti quanti… C’est toujours la même histoire, et ce sont elles qui l’écrivent. À cet âge-là, elles maîtrisent à merveille le suspense de la séduction, la gymnastique de chambre, les paroles et les gestes qui aimantent… Leur arsenal ? Peeling, vitamines, régimes express, cours de Pilates, livres de philosophie zen… Elles ne laissent rien au hasard. Les boîtes de nuit : terminé ! Trop mauvais pour les cernes. Elles leur préfèrent les tables de massage ou les matelas de piscine. Derrière leurs Ray-Ban, elles surveillent. Repèrent leur victime. Font des listes dans leur tête. Leur planning est full jusqu’en 2020. L’amour, évidemment, est au programme. Et il n’a pas intérêt à se décommander. Sinon, gare aux coups de griffe.(2) Les Grands Gestes la nuit, éditions Fayard.
*Une branchée
Elle dit souvent : « C’est ma passion. » Elle cite Roland Barthes mais elle est capable de dire que dans The Wrestler, Mickey Rourke est « canon-laser ». Elle va avoir 31 ans à la fin du mois d’octobre. Elle connaît un couscous dément rue Marcadet. Ce restaurant, c’est sa passion. Pour dire « C’est pas grand chose », elle dit « Ça, c’est juste un petit pied de nourrisson ». Elle ne veut pas d’enfant. Elle est contre l’idée même de promiscuité. Elle a été chef de rang au Kong, un lieu branché de la capitale. Et autant vous dire qu’avec sa gouaille et sa voix de princesse des rues, elle devait cartonner sévère. À l’instant où je vous écris, elle dort à côté de moi. Elle s’adresse de manière identique au toxicomane de Barbès et à son banquier. Dans ses SMS, j’ai souvent droit à un « salut négro » ou « bonjour poulet ». Elle dit : « J’aime pas Paris spécialement mais j’irais pas vivre ailleurs. » Elle est pudique, généreuse et douée. Tout à l’heure, elle m’a balancé : « Angoulême, c’est le Sud, mais dans le centre de la France, et ça, vraiment, c’est pire que tout. » Un soir, sans qu’elle s’en aperçoive, je l’ai vue en train d’imiter Véronique Sanson au piano sur la terrasse d’un café. Depuis, cette Parisienne « c’est ma passion ».
(3) Un léger passage à vide, éditions Au diable vauvert
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*Une référence
Dans son aspiration à la liberté, la femme égyptienne a été directement et profondément influencée par la culture française. La Parisienne incarne, pour les femmes égyptiennes, un modèle de liberté et de lumière. La femme française évolue dans le monde en se comportant avant tout comme un être humain plutôt que comme une femme. La Parisienne est indépendante d’une hégémonie masculine, finalement limitée, et fait preuve de la volonté fervente de dominer sa vie et son destin. Elle ne renonce cependant pas à sa féminité. Au contraire, elle la développe de façon équilibrée. L’élégance de la Parisienne est admirable, sans démesure ni désordre. Une élégance calme. Simple et profonde tout à la fois. Pénétrante. Une élégance qu’elle ne connaît pas elle-même mais qu’elle découvre au contact des autres.
La femme française est une référence pour la France de la culture, qui inspira aux Lumières la liberté, la justice et l’égalité. La belle France, en laquelle croient des millions de gens dans le monde. Peut-être plus qu’en certains politiciens français.
(4) Auteur de L’Immeuble Yacoubian, éditions Actes Sud. Dernier ouvrage paru : J’aurais voulu être égyptien, éditions Actes Sud.
*Une fatale
Les lunettes de soleil baissées sur le visage d’une femme même le soir, pour moi le passant, sont l’équivalent exact et opposé du vêtement rideau de fer appelé burqa. Celui-ci laisse découverte la meurtrière des yeux, tandis que les lunettes noires couvrent la nudité bien plus profonde du regard. Les deux tiennent en respect le monde masculin. Voiler les yeux, c’est cacher tout le visage. Dans les rues de Paris, en ces derniers jours d’été, les femmes portent des manches courtes ou sont déjà vêtues d’automne. L’interrègne entre les deux saisons de l’armoire dure quelques jours. C’est ce qui se passe en montagne, quand la dernière rouille de lumière du soleil couchant rivalise avec le blanc amidonné de la pleine lune. Mais quand la femme de Paris retire ses lunettes noires, d’un geste rapide pour les placer sur ses cheveux ou les enlever complètement, voilà que soudain le passant se trouve face à une révélation. Il devient témoin et doit oser croiser le regard de Méduse, qui durcit chez un homme la valve de son cœur.
(5) Le jour avant le bonheur, éditions Gallimard.
*Une inaccessible
On me demande de parler de la jeune Parisienne moderne. J’adore. J’habite Paris depuis plus de dix ans, et, chaque jour, j’ai affaire à un grand nombre de jeunes Parisiennes modernes. Par conséquent, je devrais très bien cerner mon sujet. Il n’en est rien.
Moi qui ne suis même pas Française, je mesure à tout moment ce qui me sépare de la jeune Parisienne moderne. Ce n’est pas entièrement ma faute : la jeune Parisienne moderne est une femme inaccessible. Elle ne sait pas qu’elle l’est. Sans le savoir, elle a construit autour d’elle des obstacles infranchissables. Par exemple, elle possède un téléphone portable, mais vous ne pouvez pas la joindre, parce qu’elle ne décroche pas : cela l’ennuie. Vous pouvez lui laisser un message. Cependant, elle ne l’écoutera pas, parce que personne ne fait cela.
Lorsque, par miracle, vous tomberez nez à nez dans la rue ou ailleurs avec la jeune Parisienne moderne, elle se réjouira de vous voir mais vous reprochera de ne jamais lui donner signe de vie. « Quand se voit-on ? » vous demandera-t-elle. « Maintenant! » répondrez-vous, par naïveté. « Vous n’y pensez pas ! Là, je ne suis pas visible. Appelez-moi », lancera-t-elle en s’enfuyant. C’est une ruse culottée, car ensuite, elle racontera partout que vous êtes une personne difficile d’accès. Paris est la seule ville du monde où il n’est pas nécessaire d’être heureux, on le sait depuis Colette. Semblable en cela à ses ancêtres, la jeune Parisienne moderne n’est pas heureuse. Elle n’y songe pas : elle n’en a pas le temps, elle n’en a pas besoin. Elle est souvent très belle, ce qui remplace avantageusement le bonheur.
Considérant que l’anorexie, c’est dépassé, la jeune Parisienne moderne affecte de beaucoup manger. Invitez-la au restaurant, elle commandera entrée, plat et dessert. Observez-la : elle n’y touchera pas, ou si peu. Une bouchée de chaque plat lui suffit. Au moment de quitter la table, elle s’écriera qu’elle dévore et qu’elle grossit. Vous chercherez en vain une trace d’embonpoint sur cette brindille.
N’essayez pas d’imiter la jeune Parisienne moderne, vous n’y arriverez pas : cette femme est une aporie. Si elle n’existait pas, personne ne serait capable de l’inventer.
(6) Une forme de vie, éditions Albin Michel.
*Une provinciale
Elle ne s’habille plus à Paris : toutes les marques sont à deux pas de chez elle. Elle ne s’habille plus beaucoup : le confort d’abord. Pour la mode comme pour le style, Paris n’est d’ailleurs plus une référence et a pris au Touquet sa plage, à Amsterdam ses vélos et partout ses marchés. Paris, simple bourgade de province européenne. Plus le fossé se comble entre la province et Paris, plus il se creuse entre la provinciale et la Parisienne. Qu’elle soit lilloise, marseillaise, mulhousienne ou nazairienne, la bourgeoise 2010 se rend parfois à Paris, dont elle revient fourbue, énervée par le temps perdu et soulagée de retrouver le calme et ses habitudes. Ni éblouie ni complexée, elle se demande seulement si la Parisienne n’est pas folle d’accepter cette vie qu’on lui fait. Ne passant jamais la Seine, sortant à peine de son arrondissement, la Parisienne
d’aujourd’hui sent sa villageoise, et c’est la provinciale qui donne le ton.
Des garçons qui tremblent, éditions Albin Michel.
*Une héroïne
Dans les années 70, lorsque je préparais un doctorat à Oxford, je gagnais un peu d’argent en enseignant l’anglais à des étudiants étrangers. C’était des cours très intensifs : deux heures d’enseignement en tête à tête, cinq jours par semaine. En conséquence, je connaissais bien mes étudiants. Un bon nombre d’entre eux étaient français – certains faisant des préparations aux grandes écoles, beaucoup d’autres étaient eux-mêmes professeurs, préparant le Capes ou l’agrégation. Je me souviens d’une jeune femme en particulier, une ex-danseuse de ballet, blonde, ravissante, qui vivait à Paris avec un professeur de la Sorbonne, un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Elle voulait être enseignante. Au cours de nos conversations, elle s’est ouverte sur sa vie et son stress, la pression sociale qui pesait sur elle. Je me souviens d’une chose qu’elle m’a dite une fois, en toute sincérité : « Vous ne savez pas comme c’est difficile pour nous. » J’ai été frappé par le fait qu’elle dise « nous » et non « moi », comme si elle parlait pour toutes les Françaises. Je ne sais pas s’il est plus difficile ou plus facile d’être une jeune Française qu’être une Anglaise, une Grecque ou une Japonaise, mais quelque chose dans cette déclaration m’a souvent fait réfléchir. Peut-être généralisait-elle sa situation personnelle – très parisienne –, ou peut-être soulignait-elle que pour les jeunes Françaises les modèles sont différents de ceux des autres nationalités, que les icônes de féminité (qu’il s’agisse de Bardot ou de Beauvoir) sont plus exigeantes. Mais je n’oublierai jamais le regard de cette jeune danseuse déclarant : « Vous n’avez aucune idée de comme c’est difficile pour nous. » Elle ne plaisantait pas. (Madame Figaro-29.10.2010.)
(7) Orages ordinaires, éditions du Seuil.
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Well, all things considered…