Une prise d’otages racontée de l’intérieur

*Récit … témoignage de l’intérieur d’un navire pris par les pirates

 Une prise d'otages racontée de l'intérieur recit_otages_illus

** Adam tenant à rester anonyme, les photos qui illustrent son témoignage correspondent à plusieurs affaires récentes. Ici, en janvier 2009, la rançon du supertanker Sirius Star est larguée avec un parachute. Même si beaucoup d’Etats interdisent le paiement de rançons, le piratage somalien coûterait plus de 7 milliards de dollars par an. Les pirates sont en train de « gagner la bataille de vitesse avec la communauté internationale », écrit Jack Lang, rapporteur de l’ONU.

**Pendant 132 jours, Adam a négocié le sort des otages d’un navire pris par des pirates somaliens. En limitant la rançon.

Quelle que soit la langue dans laquelle Adam [tous les prénoms de ce récit ont été modifiés, ndlr] s’exprime, son débit est lent, persuasif. Son métier est d’obtenir la libération d’otages contre la plus petite rançon possible, mais d’abord d’obtenir leur libération, vivants, entiers.Ils ne sont qu’une poignée dans le monde, presque tous anglo-saxons, et ils se connaissent bien. Des hommes, la plupart anciens des forces spéciales. Ils s’invitent aux mariages de leurs enfants. S’entraident, bien sûr.Adam est l’un d’entre eux. Aucun pays n’est épargné par les enlèvements crapuleux, terroristes, ou les deux à la fois. Trois ou quatre sociétés dans le monde se partagent ce marché en pleine expansion. Elles sont mandatées par les assurances ou les entreprises, parfois par des gouvernements, des familles ou des ONG.Les affaires « perdues » sont les dossiers les plus dangereuxAdam a accepté plusieurs fois de s’occuper d’affaires « perdues », où les otages étaient retenus captifs depuis des années, faute d’argent pour payer leur libération.Ce sont les dossiers les plus dangereux, « sans logistique, sans argent, avec une sécurité opérationnelle minimale, et pour toute réponse des pouvoirs publics une porte d’ambassade solidement fermée ».

La première mission du consultant est d’installer ce qu’Adam appelle un « golden bridge », un canal fiable de communication, puis une relation de confiance avec le « communicant » d’en face.

Celui-ci peut être la pire des ordures, il n’en est pas moins le partenaire avec lequel il faudra avancer. « Il a eu un père et une mère, des enfants souvent, il est fait comme toi et moi, tu dois avoir ça en tête », rappelle Adam.

Adam a une quarantaine d’année. Il est venu au monde sans famille, n’a pas fait ses classes dans une grande école, parle du sentiment d’abandon que ressentent certains otages au fil du temps : « Ils finissent par croire qu’on ne les aime plus, et cessent de lutter pour leur survie. » Jusqu’à présent, « ses » otages sont tous rentrés vivants à la maison. Blandine Grosjean

► Jour 1

Quelque part en Europe, l’hiver. Je suis en stand-by. J’ai reçu ce vendredi matin un coup de fil du directeur des opérations qui m’annonce une nouvelle alerte sur un bateau au large de la Somalie, dans le golfe d’Aden. Stand-by, cela signifie « prépare tes outils et embrasse ta femme ».

 

Un village de la côte somalienne photographié depuis un hélicoptère de la marine danoise (Charles-Henry Frizon).

 *Pêcheur ou pirates ? …Un village de la côte somalienne photographié depuis un hélicoptère de la marine danoise. Selon l’ONG Sea Shepherd, les pêcheurs somaliens se sont reconvertis dans la piraterie quand les pays riches sont venus piller leurs eaux poissonneuses et y décharger leurs fûts de déchets : plomb, métaux lourds, déchets hospitaliers et même radioactifs

***Cette fois, il s’agit d’un navire transportant 27 000 tonnes de produits chimiques toxiques, le « Five Stars » [le nom a été changé, ndlr]. Il est assuré à hauteur de 24 millions de dollars. Je suis déployé avec Mike – un bon coéquipier, casanier, réglo, qui, si tout va très bien, s’offre une de ces bières sans alcool avant le dîner.La confirmation tombe à midi, avec les billets d’avion, la réservation d’hôtel et les documents qui serviront à ma couverture. Je passe par Séoul pour régler quelques soucis liés à cette couverture, justement. Mon coéquipier, lui, voyagera directement des Etats-Unis.► Jour 2Dans l’avion. Je prends connaissance du rapport. En résumé. La mer était calme, le ciel clair. L’officier en second a vu un skiff (une embarcation en bois) approcher à vive allure. Sept hommes à bord, armés de lance-roquettes. En vingt minutes, ils ont pris le contrôle du « Five Stars ». L’équipage compte 23 hommes… et une femme, l’épouse du cuisinier, qui n’aurait pas dû se trouver là.

Je dois faire libérer 24 otages, sains et saufs. La partie est serrée. A l’heure où je commence cette mission, 28 navires et plus de 500 personnes sont détenus dans le golfe d’Aden par des pirates. Les demandes de rançon explosent, des prisonniers sont désormais torturés ou emmenés sur terre.

Les islamistes se mêlent au business. Les autorités militaires étrangères souhaiteraient que les bateaux soient armés. Les armateurs sont contre. Ils estiment que l’armement ne mettra pas fin au problème et provoquera une escalade de la violence.

C’est sur terre, en Somalie que ce fléau doit se régler. C’est là, très probablement, que se trouvent mes véritables interlocuteurs.

► Jour 4

Un port du sous-continent indien. J’arrive à D., où l’armateur a ses bureaux. Je prends contact discrètement avec lui. Il s’appelle Zaïb et possède cinq cargos. C’est un bon musulman, millionnaire, qui envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis.

Mon premier souci, c’est de l’aider à se représenter ce qui se passe à bord : il doit savoir que les hommes qu’il emploie vont vite se déshumaniser, trouver un bouc émissaire, se faire dessus de peur. Qu’il y aura des simulations d’exécution.

Il ne devra pas se laisser surprendre par les sautes d’humeur des pirates, qui seront vite obsédés par leur livraison de khat, la drogue locale, sans laquelle ils deviennent fous.

Pendant toute la durée de ma mission, Zaïb sera l’une des deux seules personnes à savoir qui je suis et ce que je fais (l’autre est le « communicant » que nous devons choisir ensemble).

L’armateur est censé négocier seul car la loi de son pays interdit le versement de rançons. Ma présence, si elle était dévoilée, serait perçue comme une « ingérence étrangère » et attiserait les tensions politiques et religieuses.

Cela ferait aussi monter les enchères en confirmant l’existence d’une assurance et pousserait les ravisseurs à durcir les revendications. Personnellement, si je suis identifié, je cours un grand risque.

Choisir un décideur, un communicant et un greffier

Mon premier travail sur place est de mettre en place la cellule de crise. C’est toujours le même schéma : un décideur, un communicant et un greffier.

Le décideur, c’est Zaïb, l’armateur. Le communicant est celui qui sera en contact avec les ravisseurs, appliquera mes consignes, récitera les messages que je rédigerai. Le greffier gardera la trace des décisions et des échanges. Face à des pirates fantasques, nous devons être parfaitement cohérents.

Qui, parmi le staff, a le charisme, l’anglais et la finesse nécessaire pour être notre communicant ? Salah, manager général, la bonne quarantaine, est de toute évidence la personnalité dominante de l’équipe.

Un bazar indescriptible règne dans cette entreprise. Tout le monde déboule sans prévenir : les familles des marins retenus en otage, les journalistes, les officiels. Ça s’interpelle, ça téléphone…

Impossible de travailler plus de trois minutes sans être dérangé. Les bureaux sont envahis de paperasse : le tout-numérique n’est pas arrivé jusqu’ici. Je note que ce sont surtout les femmes, majoritaires, qui s’activent.

Je fais dégager deux pièces. L’une, opérationnelle, avec des téléphones réservés aux négociations. L’autre, intime, pour mettre nos cerveaux en commun, prendre les décisions importantes

► Jour 7

Dans le bureau de l’armateur. La routine de cette mission s’est mise en place. Notre stratégie est fixée, nos tactiques définies, nous sommes enfin clairs et acceptons le risque de ne pas accorder aux pirates ce qu’ils demandent.

J’arrive le matin à 7 heures. Le siège de l’entreprise est en pleine ville, au milieu d’un immense chantier naval, sale, humide, huileux, qui génère un argent incroyable. Zaïb, le patron, a fait construire un immeuble aux vitres fumées.

On voit qu’il a réussi. Premier contact téléphonique avec les ravisseurs. Face à Salah, je suis l’échange, écouteurs sur les oreilles, prêt à lui donner mes instructions par gestes. Toutes les conversations sont enregistrées.

Nino est le négociateur des pirates. C’est sous ce pseudo que nous allons avoir affaire à lui dans les trois prochains mois. Il est connu pour avoir déjà « fait » le « Silver Breeze », le « Best Trophy », le « Seagull ». Il appelle depuis le « Five Stars » sur un téléphone satellite.

Le contact avec les pirates a une voix doucereuse, servile

Le premier choc, pour moi, c’est la différence entre sa voix doucereuse, servile, et les mots qu’il dit. Il se présente comme un humanitaire œuvrant bénévolement à la libération des pauvres otages, mais je sais ce qu’il est.

Je vais devoir jouer sur la faille de l’homme : sa difficulté à assumer le boulot de criminel. Il répète : « It’s a terrible situation, my friend. » (« C’est une situation terrible, mon ami. ») Si demain il doit nous annoncer l’exécution d’un marin, il le fera en pleurant.

Lors de ce premier échange, il fait mine de prendre Salah sous son aile. Il va tout lui expliquer, ça se passera bien s’il ne cherche pas à faire l’idiot. La demande est de 12 millions de dollars. Le capitaine est en ligne : « Si vous ne payez pas vite les 12 millions, nous allons tous mourir, tous. » Il ajoute qu’il n’y a bientôt plus d’eau ni de fioul.

Zaïb m’avait prévenu : « Le capitaine est un bon professionnel, mais il n’a pas grand-chose dans le ventre. » Salah conseille au capitaine de s’en remettre au coran. Il demande à parler avec la femme du cuisinier pour s’assurer qu’elle est traitée avec respect. Elle répond par l’affirmative.

► Jour 8

Salah appelle Nino. Il suit le message rédigé la veille dans ma chambre d’hôtel, qu’il a validé et répété : « Le “Five Stars” est le seul (et vieux) bateau d’une très pauvre compagnie… » Nino le coupe :

« Les pirates, ils n’en ont rien à foutre des musulmans, ils s’en foutent aussi des chrétiens, ils s’en foutent de tout, sauf de l’argent. Tu dois comprendre ça. Ne perds pas ton temps à parler de religion. Parle fric. »

 

Salah répond que si les pirates ne font pas une demande raisonnable on y sera encore dans deux ans. Le Nino poli, presque humble du début, devient furieux : « C’est quoi cette négo ? C’est n’importe quoi. » Et il raccroche.

► Jour 9

Mike (mon coéquipier) s’est renseigné au sujet de Nino. Pour son dernier bateau, la demande initiale était de 9 millions de dollars et le versement final, de 6,25 millions. Nino a une réputation à défendre auprès des pirates.

L’armateur perd chaque jour des dizaines de milliers de dollars à cause de l’immobilisation de son navire. Il doit en outre supporter les pressions politiques, l’angoisse des familles, et chaque heure qui passe multiplie les risques d’un drame (mort d’un membre de l’équipage, donc procès).

Son intérêt serait de donner tout de suite aux pirates ce qu’ils veulent. Puisque l’assurance paiera. Heureusement, sa détestation des pirates lui sert pour le moment d’épine dorsale et porte plus que mes arguments.

S’il paie sans négocier, les pirates demanderont illico le double

Je lui explique que s’il paie sans négocier les pirates demanderont illico le double. Les prix grimperont sur le « marché » de la rançon (elle a doublé entre 2009 et 2010), de nouvelles vocations de pirates vont naître, les primes d’assurance, qui ont déjà quadruplé en 2009, vont exploser.

J’aime bien Zaïb, l’armateur. Il ne vient pas de la grande bourgeoisie, c’est une personne simple, plus sincère que Salah. Il a les mains larges, grasses, il est bedonnant et porte une énorme montre en or et une tout aussi énorme bague en or. Il sait écouter.

J’admire sa résistance aux pressions et sa manière de ne pas se compliquer la vie avec les soucis. Quand il décide d’aller prier, ou manger, il prie, et il mange.

► Jour 10

Nino à Salah : « Tu attends quoi ? Qu’on baisse le prix ? OK, je te rappelle dans six mois… » Quelques heures plus tard, Nino rappelle et lâche au détour d’une phrase : « Si le patron fait une offre de 5 millions… » Salah : « Dois-je comprendre que la nouvelle demande est de 5 millions ? »

« Non ! », crie Nino. « Ne t’avise pas de déformer mes mots. » Et il raccroche. La règle est de ne surtout pas faire d’offre en premier. Chaque mot prononcé compte. Je répète comme un mantra à Salah qu’une proposition n’écourtera pas la détention de ses collègues, au contraire.

Salah a très peur d’un procès des familles des marins. C’est un bel homme, selon les critères locaux, habillé avec élégance. Il respecte mes valeurs anglo-saxonnes, mais me tient à distance parce que je suis blanc. Il a des yeux de renard.

Nino reprend le téléphone, il a bu ou est défoncé

Plus tard, Nino rappelle. Il a fait monter la femme du cuisinier. Elle parle au téléphone. Elle dit à Salah qu’elle se sent malade, qu’elle n’arrive plus à se nourrir ni à dormir entourée de ces hommes qui la regardent et lui font peur. Salah la sent vraiment au bord de l’effondrement.

Nino reprend le téléphone, il a bu ou est défoncé. Il fait des commentaires sur le physique de la femme du cuisinier. Sa voix, plus que ses mots, inquiète Salah. Je lui fais signe de rester calme, d’écouter, de laisser Nino lancer son jeu sans y répondre.

Salah ne me voit pas. Je m’approche tout près de lui, lentement. Là il me regarde, il se calme, respire, se ralentit. Il réalise à quel point il est en sueur, et sa sueur pue. Il laisse parler Nino et se tait. C’est bien.

► Jour 11

Sur le « Five Stars », au large de la Somalie. Aucune nouvelle des pirates. Après la libération, j’ai pu reconstituer comment les choses s’étaient passées sur le bateau en débriefant les otages.

L’équipage a été regroupé sur le pont et dort à même le plancher. Ils n’ont le droit de se lever que pour aller manger et se rendre aux toilettes. Un jeune sous-officier particulièrement pieux prie.

Durant la détention, plusieurs otages vont prier cinq fois par jour. Ils prient sur leurs genoux. Les pirates installent une télévision pour regarder des films porno. Parmi les otages, la ferveur des croyants s’intensifie… mais pour certains, les films porno à haute dose auront raison de leur âme.

Sur le navire, il y a en permanence 30 Somaliens, divisés en trois groupes, qui s’invectivent, se battent, mais partagent tout, nourriture, drogue, couchage.

Sur le bateau, des pirates, des gardes et des suppléants

Les pirates proprement dits ne sont que 12. Ils viennent d’un clan de Boosaaso, un petit port proche du cap Guardafui, la Corne de l’Afrique. Ils ont le statut de pirates car ce sont eux qui naviguent dans le golfe d’Aden, sur les skiffs de pêcheurs, attaquent les bateaux et courent le plus de risque de se retrouver face aux flottes armées étrangères, qui patrouillent en permanence dans la zone.

Les gardes, au nombre de 14, travaillent à leur solde. Enfin, il y a les suppléants, qui peuvent venir de clans rivaux, dont il faut se méfier : ils travaillent par contrats et apportent le ravitaillement en diesel – nourriture, eau, cigarettes et surtout khat.

► Jour 12

Les différents téléphones de Nino sont coupés ou sur messagerie depuis deux jours. En fait, Nino est très occupé. Il gère simultanément les négociations de rançon de trois autres navires sur les huit immobilisés dans cette partie des côtes somaliennes.

Nino ne quitte jamais son colt, ni son pantalon militaire, ni ses trois téléphones portables. Il est âgé de 45-50 ans, serait le plus jeune des 14 frères d’une famille de 21 enfants. Le capitaine le décrit comme un grossier personnage, pour qui la civilité n’est qu’une tactique, rien d’autre.

Il se fait passer pour un homme cultivé, proche du monde européen ; en fait il est plus proche de Dubai que de Londres, plus « alcool livré avec un minifrigidaire » que « Shakespeare on the rocks ». Il aurait travaillé au Yémen.

Je sais qu’il est associé à une organisation et ne travaille pas en « libéral ». Peut-être parce qu’il se drogue ou qu’il boit, à partir de 14 heures il n’y a plus moyen d’échanger deux mots avec lui.

Les tactiques de Nino sont assez basiques. Il n’a pas les moyens d’élaborer une stratégie complexe à notre égard. Il va bientôt se faire bouffer par plus malin que lui.

► Jour 15

Le chef des pirates, le « big boss », celui qui fait la loi à bord du « Five Stars », se fait appeler Akim. Nino prétend qu’il refuse toute baisse. Il veut 12 millions, sinon il tuera des otages.

Ce Somalien est à la tête d’un groupe qui a « hijacké » une bonne dizaine de bateaux. Il est balafré, imprévisible, dur. Il terrifie l’équipage. Akim aurait été séparé de ses parents à 5 ans, vendu à un groupe de pêcheurs nomades. Aujourd’hui âgé d’une trentaine d’années, Akim n’a jamais revu sa famille.

Il aurait été capturé plusieurs fois par des patrouilles internationales, et relâché à chaque fois. L’équipage raconte qu’une fois la nuit tombée, il devient fou et fait n’importe quoi.

► Jour 16

Dans les bureaux de Zaïb. Les familles font part d’appels désespérés en provenance du bateau. Les otages parlent beaucoup du manque d’eau et des humiliations pour aller aux toilettes. Beaucoup sont déprimés, n’ont plus envie de vivre.

Les maladies des uns et des autres (diabète, arthrose) sont une grande source de préoccupation. Salah pense qu’il faut donner aux pirates ce qu’ils demandent.

Aujourd’hui, il a réussi à fâcher Nino en demandant une nouvelle fois si les pirates demandaient 5 millions. « Tu me prends pour un crétin ? » Salah : « Non tu es très expérimenté et intelligent. C’est moi qui suis complètement stupide. »

Pour Salah, je ne m’intéresse qu’à un montant de la rançon

Salah me reproche mon cynisme, pense que je ne m’intéresse qu’au montant de la rançon. Je ne peux pas lui dire, mais, contrairement à lui, je sais ce que c’est qu’être victime. J’ai mis longtemps à réaliser, à accepter aussi, que j’avais été sauvé. Après, j’ai reçu de l’amour. C’est sans doute pour ça que je fais ce boulot.

J’ai ces outils-là d’empathie, mais surtout de contrôle des émotions. J’ai appris. Autre appel. Nino semble totalement défoncé. Il s’endort en plein milieu d’une phrase. Puis annonce que la rançon s’élève désormais à 11 millions, et que si la compagnie ne paie pas ils tueront un membre d’équipage tous les jours.

Je fais le geste de bouche cousue à Salah, il raccroche sans répondre. Je suis satisfait : les menaces indiquent que les pirates veulent avancer dans les tractations.

► Jour 17

Sur le « Five Stars ». Ce soir, à bord du navire, les gardes annoncent qu’un membre de l’équipage va être exécuté dans une heure. L’exécution est simulée. L’otage, à genoux, les yeux bandés, au bout du pont, croit sa dernière heure arrivée. Cinq minutes avant de le tuer, on lui donne un téléphone portable pour appeler sa famille.

Puis les choses se calment. Les marins souffrent surtout du manque d’hygiène : ils n’ont pas le droit de se changer, l’eau est rationnée et, d’après eux, les pirates et les gardiens sont affreusement sales.

En novembre 2009, l’Ortube Berria, sous pavillon espagnol, est attaqué au lance-roquettes par des pirates somaliens alors qu’il se trouve entre les Seychelles et Madagascar. Un commando de l’Otan est alors intervenu pour prendre en chasse les skiffs des pirates et capturer en pleine nuit ces hommes (Reuters/Otan).

* Capture…En novembre 2009, l’Ortube Berria, sous pavillon espagnol, est attaqué au lance-roquettes par des pirates somaliens alors qu’il se trouve entre les Seychelles et Madagascar. Des gardes embarqués à bord du cargo ont réussi à repousser l’assaut. Un commando de l’Otan est alors intervenu pour prendre en chasse les skiffs des pirates et capturer en pleine nuit ces hommes, tous très jeunes.Les pirates capturés sont parfois simplement reconduits à terre, et leur matériel est détruit.
Mais il est de plus en plus fréquent que certains d’entre eux trouvent la mort lors d’opérations commandos conduites pour libérer les navires

***Les pirates vivent la nuit. Ils se lèvent aux alentours de 17 heures et passent le plus clair de leur temps à nettoyer leurs armes, à s’entraîner au tir.Ils expliquent à l’équipage que chaque munition coûte 1 dollar en Somalie et ajoutent : « Chaque vie ne vaut pas plus que le prix d’une munition. » Quand ils sont réveillés et n’astiquent pas leurs armes, les Somaliens mâchent du khat, écoutent de petits transistors, téléphonent, se disputent et se battent entre eux. Un seul fait ses prières.► Jour 25

Dans les bureaux de Zaïb. L’armateur a une bonne nouvelle à m’annoncer. Il connaît un imam très religieux qui se trouve actuellement en Somalie et peut entrer en contact avec les pirates, les convaincre de relâcher leurs frères musulmans (avec le navire).

Cet imam peut voler la nuit comme un oiseau (le propriétaire en a été témoin), il a d’ailleurs déjà approché le « Five Stars » en faisant un vol de repérage ; les pirates lui ont tiré dessus (il a encore la trace de la balle sur son turban).

Je réussis à le dissuader de mêler l’imam à nos affaires, mais un autre danger se profile : un ministre s’est mis en tête d’envoyer une équipe de négociateurs en Somalie.

► Jour 26

Je rentre à la maison pour trois semaines de repos. Mike a pris le relais, mais nous sommes en contact quotidien. En dehors de lui, ai-je seulement envie de parler de ce que je vis ? Au fond, oui, à ceux que j’aime. J’ai même essayé.

Mais à force d’être pris pour une espèce de James Bond ou pour un type louche, voire inquiétant, je crois que je me suis résigné à me taire.

Chaque fois, le retour est pour moi une épreuve, et une douceur. Le luxe, la vie facile et la sécurité. On peut se croire immortel tellement la vie semble immobile en Occident.

► Jour 45

Dans les bureaux de l’armateur. Quand je retrouve le port de D., ses odeurs de graisse, de rouille et de poisson pourri, la tension est forte. Les familles des otages menacent de se mettre en grève de la faim dans le hall de la compagnie.

Cela fait un mois et demi que l’équipage dort sur le pont. Les pirates laissent parfois un marin appeler chez lui. Les familles rapportent immédiatement le contenu des conversations à Salah.

Un de ses compatriotes, marin sur un navire qui vient d’être libéré, lui a avoué qu’ils avaient été enchaînés et torturés. Ces faits commencent à être révélés au public.

Salah ne cherche pas à cacher qu’il est mécontent de me voir revenir. Je ne le prends pas contre moi. Il me demande : « C’est parce que nous sommes musulmans que les vies de nos marins valent moins cher ? »

S’ils mettent la main sur un marin occidental, c’est la fête

Je sais qu’il n’a pas complètement tort. Les pirates ont raconté à l’équipage que quand ils mettent la main sur un marin occidental, c’est la fête.

En fait, je sens qu’à travers ses questions et ses arguments Salah tente de s’installer dans la position de « pilote », de prendre les commandes des opérations.

Je réponds avec patience, je lui explique chaque raisonnement. A ce stade je ne veux pas changer de communicant et espère aller au bout avec lui. C’est assez clair : un jour, il tentera de mettre son patron dehors pour prendre sa place.

► Jour 60

Quatre jours sans nouvelles de Nino. Le patron du « Five Stars » pense qu’il est peut-être parti pêcher. On apprend dans la journée que l’armée sud-coréenne a libéré un navire en tuant les pirates.

 

Le 21 janvier 2011, la marine sud-coréenne prend d’assaut le chimiquier Samho Jewelry, capturé cinq jours plus tôt par des pirates somaliens(South Korean Navy).

 *Assaut…Le 21 janvier 2011, la marine sud-coréenne prend d’assaut le chimiquier Samho Jewelry, capturé cinq jours plus tôt par des pirates somaliens. Les 21 membres d’équipage, sud-coréens ou birmans, sont libérés sains et saufs. Huit pirates sont abattus, cinq sont capturés. Le navire se trouve alors à 1 300 kilomètres des côtes somaliennes : les pirates, de mieux en mieux équipés, ont élargi leur zone d’intervention. Selon le rapport de l’ONU, « l’année 2010 a été marquée par une intensification de la violence et un allongement de la durée de détention, une sophistication du mode opératoire et une extension de la zone des attaques au sud et à l’est de l’océan Indien.

***La nouvelle va terroriser les familles, qui craignent plus que tout un carnage lors d’une de ces opérations de sauvetage, mais elle ravit Zaïb, qui hait les pirates et plaisante : « Ah, Nino doit être à l’enterrement… » Selon des appels reçus par les familles, la situation se dégraderait pour l’équipage : plus d’eau, plus de fioul, risque de black-out. Zaïb demande à me voir seul :« J’apprécie votre travail, votre expérience. Vous avez raison, il faut que la rançon soit la plus basse possible, peu importe si cela prend dix jours, vingt jours.

Je vais vous dire franchement, je n’aime pas l’équipage, je m’en fiche de lui. Ce sont des hommes qui sont là pour six mois, et après ils disparaissent. Ils ne sont pas loyaux. »

► Jour 80

Trois semaines ont encore passé, sans beaucoup de progrès. Zaïb veut en finir, il est prêt à sortir 4 millions. Les coûts d’immobilisation de son bateau grimpent désormais à 27 000 dollars par jour, les pressions politiques et religieuses deviennent intenables.

Les familles sollicitent les imams, font des démarches, donnent des interviews à la presse locale. Le gouvernement, accusé de ne rien faire, pousse l’armateur à agir.

► Jour 82

Je suggère d’instaurer quelques jours de silence pour reprendre le dessus sur Nino. Le patron est au bout du rouleau. Il est OK une fois encore avec moi, mais à condition que tout soit fini dans quatre semaines.

La compagnie d’assurance vient de donner son accord pour retirer l’argent de la rançon. Le versement de rançon est illégal dans ce pays, impossible donc de transférer l’argent hors du pays.

► Jour 108

L’armateur veut en finir là, tout de suite. Nino le sent. Il demande une rallonge pour le diesel, pour le traitement spécial de la femme du cuisinier, pour n’importe quoi. Là, Salah se fâche. Il s’agit de la vie de ses amis, pas de casseroles. Plusieurs coups de fils sont rageusement interrompus, et enfin…

L’accord tombe : 4,144 millions de dollars. Nino veut un numéro de fax pour envoyer un accord écrit. Salah lui demande en retour de ne rien dire à l’équipage : si le gouvernement apprend qu’une rançon va être versée, il pourrait s’y opposer. « Ne t’inquiète pas, ce n’est pas ma première fois. »

Il faut négocier avec l’assurance pour le retrait du cash, trouver un port qui veuille bien accueillir le navire. Il faudra aussi des visas. Nous estimons qu’il faudra trois semaines avant de pouvoir livrer l’argent.

Je me sens soulagé et frustré : cette rançon est supérieure à ce qu’attendaient les pirates. Si nous avions attendu un mois encore, nous aurions obtenu quelque chose entre 3 et 3,5 millions de dollars.

► Jour 110

Fax, confirmations envoyées à toute une chaîne administrative complexe, signatures de Nino, d’Akim et de tous ceux qui sont impliqués dans la négociation. Accords à présenter aux autorités financières internationales, etc.

Mike et moi, nous expliquons à tout le monde ce qu’il faut faire dans ce nouveau marathon administratif. Il faut organiser la sortie et le transfert du cash. C’est moi qui vais le convoyer.

► Jour 113

Nino devient soudain injoignable. C’est peut-être une coïncidence, mais sa ligne se met hors service au moment où quatre otages occidentaux et des pirates sont tués au cours d’une intervention armée. Nous n’écartons pas non plus l’hypothèse que Nino nous ait roulés dans la farine et réapparaisse avec de nouvelles exigences financières.

► Jour 120

L’autorisation de procéder au paiement n’arrive pas et risque de tout faire capoter. Les échanges entre le conseiller, les avocats et les « contacts » américains se font aigres-doux.

Mi-sérieux, mi-désabusés, Mike et moi envisageons un moment de remplacer les dollars par des propriétés au Kenya ou en Afrique du Sud. Sur le bateau, la tension remonte en flèche, et les menaces reprennent. Nino parle d’exécuter le cuisinier…

► Jour 124

L’accord est signé, par fax. La rançon sera versée en petites coupures. Nino exige que l’argent arrive dans les trois jours. Le navire est à cours de carburant, et les pirates exigent que la compagnie fasse parvenir du cash pour faire le plein.

Le dernier accord tombe dans la nuit. Feu vert des administrations. Le cash doit être retiré sans délai, compté, conditionné, puis transporté via un bon nombre de pays jusqu’à notre avion.

► Jour 130

La date de la remise de rançon est fixée à demain sur le pont avant, en présence de Nino. La situation est incertaine dans le golfe : deux navires sont en phase de libération, et dans l’un des cas ça se passerait mal.

Il faut absolument assurer la sécurité du « Five Stars » après la remise de la rançon et éviter qu’une autre bande de pirates ne mette la main dessus. Nous sollicitons l’UKMTO, l’Union européenne, les Allemands, les Chinois et les Anglais. Ils s’en fichent tous.

L’avion doit partir d’un petit aéroport de la Corne africaine. Il survolera trois fois le navire : une première pour se faire reconnaître, un deuxième pour vérifier que l’équipage est au complet sur le pont, la troisième pour le drop. Les pirates sont prévenus : « No mistakes, one chance only. »

► Jour 131

A l’aube, nous sommes prêts à appareiller. J’aime l’odeur du kérosène, ça veut dire qu’on va bientôt voler. Le plus gros risque avec ces petits avions, c’est l’incident technique, le malaise du pilote.

Le nombre de membres d’équipage doit être impair : si nous nous crashons ou devons atterrir sur la côte somalienne avant le largage, il faut pouvoir prendre une décision à la majorité.

Peu avant 10 heures du matin, le pilote repère le « Five Stars ». Le temps est clair, la visibilité est suffisante pour réussir cette opération au millimètre, où l’erreur n’est pas permise.

Nous effectuons les deux premiers survols, comme prévu. Au troisième, je largue la rançon. La suite, je la reconstitue lors du débriefing, lorsque le capitaine et les otages m’ont raconté le dernier jour de leur calvaire.

Les sacs ont été aussitôt ouverts, devant les pirates. Les liasses ont été comptées plusieurs fois, et quand tout le monde a été d’accord sur l’exactitude du montant les pirates ont emporté les sacs dans la cabine du capitaine.

La tension est à son paroxysme. Le partage s’est fait à huis clos.

► Jour 132

Vers 2 heures du matin, les pirates commencent à débarquer, par petits groupes. Sur un banc, un des pirates somaliens a déposé des vêtements locaux pour la femme du cuisinier. (Rue89-

Mars 2009. Un marin égyptien retrouve sa famille à l’aéroport du Caire après être resté otage de pirates somaliens pendant plus de deux mois, à bord du Blue Star (Tarek Mostafa/Reuters).

 Libération…Mars 2009. Un marin égyptien retrouve sa famille à l’aéroport du Caire après être resté otage de pirates somaliens pendant plus de deux mois, à bord du Blue Star.

Lors des négociations, il est fréquent que les familles exercent une forte pression sur les armateurs et les autorités de leur pays pour obtenir que les exigences des pirates soient satisfaites et éviter un assaut, souvent meurtrier. L’armateur du Blue Star avait reconnu avoir versé une rançon, estimée à 3 millions de dollars environ

******************* 

**Photos : parachutage de la rançon sur le pont du Sirius Star, au large de la Somalie, en janvier 2009 (David B. Hudson/US Navy/Reuters) ; un village de la côte somalienne photographié depuis un hélicoptère de la marine danoise (Charles-Henry Frizon) ; le 21 janvier 2011, la marine sud-coréenne prend d’assaut le chimiquier Samho Jewelry, capturé cinq jours plus tôt par des pirates somaliens (South Korean Navy) ; en novembre 2009, l’Ortube Berria, sous pavillon espagnol, est attaqué au lance-roquettes par des pirates somaliens alors qu’il se trouve entre les Seychelles et Madagascar. Un commando de l’Otan est alors intervenu pour prendre en chasse les skiffs des pirates et capturer en pleine nuit ces hommes (Reuters/Otan) ; Mars 2009. Un marin égyptien retrouve sa famille à l’aéroport du Caire après être resté otage de pirates somaliens pendant plus de deux mois, à bord du Blue Star (Tarek Mostafa/Reuters).

*********************************

3 réponses à “Une prise d’otages racontée de l’intérieur”

  1. 19 10 2011
    Canada Goose Gloves (12:46:17) :

    Good reputation

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>




robertlutz |
DOMANIA |
justice&criminalité |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | humanbeinginnature
| Biologie totale ICBT secte ...
| C'est le destin de lol_aaaa...