Malte, l’île où échouent les clandestins d’Afrique

 

Plus de 2 700 clandestins ont débarqué à Malte l’an dernier, et les chiffres ne s’annoncent pas à la baisse pour 2009 (ici un bateau intercepté le 5 février 2009). Selon le gouvernement, l’arrivée d’un seul migrant à Malte équivaudrait à celle de 1 129 clandestins en Allemagne et 953 en Italie.

Depuis le début de l’année, près de huit cents demandeurs d’asile sont arrivés en provenance de Libye, espérant atteindre l’Italie.

 

Prisonnier incrédule du centre de détention pour clandestins de Ta’Kandja, John Oruru, un Nigerian d’une vingtaine d’années a griffonné à la hâte un message, qu’il tend au visiteur de passage comme il lancerait une bouteille à la mer. «Je suis seul au milieu d’une centaine de Somaliens avec qui je ne peux pas m’entendre puisque je ne parle pas leur langue. Je fais de mon mieux pour me sentir à l’aise, mais il sera trop difficile pour moi de rester dans ces conditions», écrit-il dans un anglais hésitant. «Quand un fils réclame à son père du pain ou un poisson, celui-ci ne lui donne pas une pierre, ni un serpent. Au nom du Père, je demande donc à être transféré dans un autre camp», conclut-il.

Des suppliques comme celles-ci, chaque détenu de cette prison maltaise en exprime à l’infini. Un homme d’origine somalienne demande des nouvelles de sa femme enceinte, enfermée dans une cellule voisine, et qu’il n’a pas vue depuis trois semaines. Une adolescente montre sur son coude et sa cuisse des brûlures occasionnées par un incendie qui aurait ravagé sa maison en Somalie, et demande des soins. Une de ses amies d’infortune, visiblement mineure, exige d’être rapprochée de sa sœur, détenue dans un autre camp, à Hal Far. Une jeune Nigériane au sourire triste, Abraham Meicy, se plaint de la nourriture régulièrement servie dans la prison : poulets et chips. Tous, néanmoins, attendent la même échéance : pouvoir enfin «rencontrer la commission des réfugiés» dans l’espoir d’obtenir, sur cette terre maltaise dont ils ne connaissaient rien avant leur traversée clandestine, le droit d’asile.

Dans l’attente, ils sont 460, dont une majorité de jeunes femmes, venus principalement de Somalie, mais aussi du Nigeria, d’Érythrée et de Côté d’Ivoire, à s’entasser dans ce centre «fermé», situé en bordure de l’aéroport national. Il y a neuf ans, cette ancienne caserne de l’armée britannique a été reconvertie en prison pour immigrés illégaux. Récemment, les autorités du pays ont entrepris de la rénover, ce qui en fait, aux yeux des ONG maltaises, une prison de luxe en comparaison des deux autres, Safi (environ 1 000 détenus) et Hal Far (500), dont l’état d’insalubrité est régulièrement dénoncé. Protestant contre le «choix» des autorités maltaises de placer «systématiquement» les nouveaux clandestins en détention, l’association Médecins sans frontières a décidé de suspendre sa mission humanitaire dans l’île. Le commissaire européen à la Justice, Jacques Barrot, a entrepris jeudi une visite de deux jours en Méditerranée pour explorer le sujet. Il sera vendredi soir à Malte.

Entre geôliers et détenus, c’est l’incompréhension

À Ta’Kandja, des bâtiments en chaux vive ont été rapidement érigés. Chacune des cellules, l’équivalent d’un dortoir, accueille une cinquantaine de clandestins, et donne sur une petite cour intérieure entourée de hauts murs, accessible chaque jour de 10 heures du matin à 4 heures de l’après-midi. Une simple porte en bois, fermée d’un double tour de clé, les séparent des parties communes. À tour de rôle, les prisonniers se voient affecter des tâches ménagères. Une fois par semaine, les hommes et les femmes se retrouvent à l’extérieur pour bavarder une heure ou deux.

En dépit du semblant de vie qui s’organise, les autorités maltaises ont paré au plus pressé. Depuis le début de l’année, bravant les tempêtes hivernales de la Méditerranée, près de huit cents clandestins ont échoué sur les côtes de Malte en provenance de Libye, soit plus d’un tiers des débarquements sauvages enregistrés sur l’ensemble de l’année dernière (2 775). Beaucoup d’entre eux rêvaient d’un trompeur eldorado italien, mais à cause des courants contraires, de la vigilance des patrouilles maritimes ou de la lâcheté des passeurs, à qui ils ont versé entre sept cents et mille dollars, les voici désormais enfermés sur cette île minuscule, peuplée de 400 000 habitants, et dont ils ignoraient auparavant l’existence.

Avant de pouvoir achever les travaux – il reste notamment à ceindre la cour de promenade de fils de fer barbelés – le directeur de la prison de Ta’Kandja a dû accueillir cette population indésirable. Des lits ont été rajoutés dans les cellules, aggravant ainsi la promiscuité et augmentant les risques de transmission de maladies contagieuses : des cas de tuberculose ont été recensés. Entre le geôlier et ses hôtes, c’est l’incompréhension. Le premier doute de la véracité des témoignages des seconds qui, à leur tour, ne comprennent pas les raisons de leur triste sort. «Je ne peux pas te rendre la liberté», tente d’expliquer le directeur, Martin Wysen, à Meicy.

Ce que cette jeune Nigériane ne sait pas encore, c’est que, probablement, Malte ne lui offrira jamais le futur doré dont elle rêve. Les arguments qu’elle invoque pour demander le droit d’asile – un obscur conflit religieux opposant son père et sa mère et l’absence de «futur» – risquent de ne pas convaincre la Commission maltaise des réfugiés, l’organisme officiel chargé d’instruire les demandes d’asile. «Durant les entretiens, les Nigérians nous parlent de reliques sacrées, de princesses, de choses très compliquées», confirme son directeur, Mario Guido Friggieri. Rien à voir avec les récits plus carrés des victimes somaliennes de la guerre civile ou des immigrés érythréens, enrôlés de force dans l’armée nationale, parfois pour dix ans. Sur les 2 692 décisions prises l’an dernier par la commission des réfugiés, 1 279 se sont traduites par un rejet de la demande d’asile. Les personnes déboutées ont vocation à être expulsées mais, dans la pratique, ces opérations sont difficiles à conduire. Seulement dix-neuf clandestins se sont vu accorder un statut de réfugié, en vertu de la Convention de Genève. Néanmoins, 1 387 ont obtenu une «protection subsidiaire», l’équivalent d’un permis de séjour, souvent accordé pour un an, mais fréquemment renouvelé.

Phénomènes d’ostracisme

Awil Ali Khadar est l’un de ces heureux élus, même si, en l’occurrence, l’adjectif est incongru. Arrêté sur les côtes maltaises le 30 mai 2008, ce Somalien qui a fui les combats de la capitale, Mogadiscio, a été emprisonné durant huit mois dans le centre fermé d’Hal Far, de sinistre réputation. «Au bout d’un moment dans cette prison, vous devenez fous», affirme Awil, qui redécouvre une liberté factice dans cette île méditerranéenne de l’UE. Bénéficiant depuis trois semaines d’une protection temporaire valable jusqu’au 24 février 2010, le jeune homme épuise ses journées dans un camp de fortune érigé en face de son ancienne prison avec en poche, les 130 euros d’aide accordés chaque mois par les autorités maltaises.

Dans cette parcelle isolée, située en lisière d’un parc à conteneurs, le gouvernement a fait dresser une quarantaine de tentes militaires dépourvues de lumière et de chauffage, dans lesquelles cohabitent une douzaine de personnes. À la tombée de la nuit, le froid y est vif. En nombre insuffisant, les toilettes et les douches sont d’une saleté repoussante. La semaine dernière, la tente d’Awil s’est envolée avec la tempête et le jeune homme a dû trouver refuge dans un abri de toile voisin. Sur un mur de la salle commune, de vieilles offres d’emploi sur papier jauni restent placardées. Les locataires du centre ont théoriquement le droit de travailler, mais, à la faveur de la crise, les postes se font extrêmement rares. «Je ne sais absolument pas quoi faire», confirme Awil.

Exilés de leur pays, ces réfugiés africains se heurtent enfin à une population locale qui les compare à des «pigeons fondant sur les graines» et les accusent de «prendre le boulot des Maltais pour deux fois moins cher». Ces phénomènes d’ostracisme s’expliquent, selon les autorités, par la taille minuscule de l’île, dont la densité est l’une des plus grandes au monde. Selon le gouvernement, l’arrivée d’un seul migrant à Malte équivaudrait à celle de 1 129 clandestins en Allemagne et 953 en Italie.(Le Figaro – 13.03,09.)