Témoignages de harraga
un ancien harrag se confie
Quand notre barque est tombée en panne, j’ai pensé à ma mère. Je voulais revenir un instant la serrer fortement dans mes bras.
* vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=fLHc6nRLRms&feature=related
* La vie est un cadeau qu’il ne faut pas jeter à la mer
Il nargue le mépris et le racisme de l’Europe, il nargue les discours moralistes et pédants des responsables algériens. Tahar, un jeune, la trentaine, nous parle de son expérience en pleine mer. Il nous livrera les profonds sentiments qui l’ont poussé à monter dans une embarcation de fortune, une certaine nuit du mois d’août 2001 sur les rivages de Tigzirt. Il nous raconte les sentiments qui le traversaient tout au long de ses pérégrinations au milieu des vagues. Gardons-nous de responsabiliser une partie avant une autre sur l’émergence de ce phénomène. Selon les propos de Tahar, il apparaît que ce ne sont pas les conditions économiques seulement qui sont à l’origine de sa harga. Il semble qu’on ne part pas pour combler ce qui manque ou pour fuir ce qui ne plaît pas. Qualifier cette traversée d’émigration clandestine ne traduit nullement la réalité du phénomène. Beaucoup de motivations sont à la base de celui-ci. Plusieurs frustrations d’ordre social, économique, psychologique, voire familial convergent pour enclencher un sentiment de révolte inconsciente qui pousse jusqu’au suicide en haute mer. Tahar est révolté, il est parti. Il a déchanté à l’arrivée. Il n’est pas revenu de son gré, il a été reconduit à l’aéroport. La boucle n’est pas bouclée pour autant. A l’aéroport Houari-Boumediene, il n’a pas été reçu par ses parents ou par des psychologues. Des policiers l’ont menotté et conduit au commissariat. La même boucle n’est pas encore bouclée car il compte refaire le voyage mais, autrement cette fois-ci. Et, si au lieu de parler à sa place, on écoutait?
L’Expression: Qu’est-ce qui peut bien pousser un jeune à braver les dangers de la mer dans une petite barque?
Tahar: Selon vous, que cherche un jeune? Ce n’est pas compliqué pourtant: un travail qui permet de s’offrir les choses nécessaires dans la vie. Vous savez, même avec de l’argent on ne peut rien faire ici. Moi, je suis issu d’une famille riche. Si je voulais, je n’ai pas besoin de travailler. Un jeune comme moi a besoin aussi d’une vie sentimentale, familiale et conjugale. Je veux avoir la femme que j’aime, des enfants avec qui jouer, le soir, rentré du travail. Je veux aussi être libre et vivre comme je l’entends.
N’es-tu pas libre ici dans ton pays?
La liberté existe ici, mais ce n’est pas vraiment de la liberté. Ici, on croit qu’être libre, c’est faire ce que l’on veut. Déranger dans la rue les autres et vous devez bien en savoir quelque chose, est-ce de la liberté? Vous savez ici, je crois que la liberté se mesure aux rapports de force. Une fois, j’étais en train de discuter avec ma copine au téléphone et un policier m’a chassé par des mots vulgaires.
Il n’y a pas uniquement ça…et puis, qu’est-ce qui différencie la liberté ici et en France?
Tout. En France on est surtout libre de rêver. Oui, rêver de jours meilleurs, d’évoluer sur tous les plans de la vie. Rêver même d’être autre chose. Vous savez, le rêve américain. Il a un sens. L’être humain doit pouvoir rêver et élargir ses horizons. Ici, je ne fais malheureusement que des cauchemars. Enfin, pour être sincère avec vous, les gens ont des problèmes d’argent même s’ils en ont. Le drame c’est qu’ils ne peuvent rien faire avec.
Quel a été le déclic pour ta décision de monter dans une barque?
Je n’ai pensé à rien. Ni aux problèmes du pays ni à l’Algérie entière. C’est plutôt un problème familial. Enfin, à chacun son déclic. Un amour déçu, un problème de chômage, les problèmes familiaux comme l’autoritarisme du père et pour beaucoup, l’excès de zèle d’un policier, d’un administrateur et plein d’autres choses. Il y a des moments dans la vie où les choix ne sont pas multiples. On n’a que le suicide par pendaison ou se noyer dans la mer.
On a tout de même besoin de courage…
Oui, mais, on trouve toujours sur qui compter. Moi, j’avais un ami de Tigzirt, un très bon nageur. Je me suis dit qu’il pouvait m’aider au cas où…enfin, je ne sais pas vraiment.
Que ressentais-tu une fois dans la barque?
Au début, il y a une surexcitation. La peur ne commence que quand on ne peut plus voir la terre. On entendait le moteur. On se regardait en silence. On pense à l’Europe et à une autre vie qui nous attend une fois sur terre. La barque est tombée en panne et il a fallu sept heures pour la réparer. Une peur s’installait doucement. Certains ont paniqué. Mais, avec le temps, une certaine sérénité s’est installée. On avait même beaucoup rigolé. On se posait des questions sur le premier qui mourrait.
A quoi as-tu pensé pendant ce temps-là?
A ma mère. Je voulais revenir un instant la serrer dans mes bras. Je pensais aussi à mon village. J’ai espéré revenir pour contempler juste un moment les collines. Je désirais prendre aussi une bière avant de mourir. J’ai regretté aussi de n’avoir pas rencontré Jennifer Lopez, c’était mon idole à l’époque. On ne pensait déjà plus à l’Europe. J’avais plutôt beaucoup de remords d’avoir embarqué. Les heures passaient difficilement. Un moment, je vous le dis quand même, j’ai préféré être en prison en Algérie que de vivre l’enfer de ramer.
Vous avez tout de même réussi à rejoindre la terre ferme…
Ah, oui. Nous avons d’abord cru que nous étions en Italie. Mais, nous nous sommes rendus compte que les panneaux étaient écrits en français. Nous nous sommes donc séparés pour ne pas être arrêtés ensemble. Au moins quelques-uns allaient s’en sortir.
Pourquoi alors n’as-tu pas pu réaliser ton rêve de t’y installer?
Je n’ai pas été très intelligent. J’avais aussi des principes. Cela ne m’a pas aidé. J’aurais pu me marier pour avoir des papiers. Mais, je ne voulais pas le faire juste pour ça. Je voulais une vie sentimentale et familiale honnête. Je n’ai pas été aussi prudent. Sans papiers, j’ai réussi à visiter l’Allemagne, l’Italie et la Belgique. J’ai travaillé comme maçon. Et, je me suis fait surprendre par une brigade sur chantier. Si vous saviez quelle a été ma déception ce jour-là.
Et on t’a reconduit à l’aéroport?
Malheureusement! Vous savez que c’est notre pays qui paye les billets du retour? Drôles d’accords, n’est-ce pas? Notre pays mérite le contraire.
Comment cela?
Imaginez qu’un jour, ces mêmes Européens viennent dans notre pays en harraga. On les sauvera certainement, sur les plages de Tigzirt, Jijel, Oran ou Annaba. Ils ne viendront pas pour manger, ce qu’ils pensent de nous, mais juste pour se permettre de rêver. Juste pour ça.
Une fois en Algérie?
J’ai été gentiment accueilli et menotté par des policiers. Je m’attendais à rencontrer des psychologues. Maintenant, il paraît que les jeunes refoulés sont directement jetés en prison. C’est bizarre.
Un mot à dire aux autres qui seront tentés par l’aventure?
Ce n’est pas une bonne idée de partir. Il y a d’autres moyens moins dangereux.
Pourtant, toi aussi, tu savais cela avant de t’embarquer…
Oui, mais, je ne pensais pas de cette manière à l’époque. La vie est un cadeau qu’il ne faut pas jeter à la mer.(L’Expression)
*************
*témoignage d’un jeune Dans un témoignage édifiant au journal « Echorouk », le jeune Algérien Mostfaoui Ahmed raconte comment il a été tenté par l’aventure de l’immigration clandestine et sa traversée périlleuse à bord d’une embarcation de fortune vers les côtes Espagnoles à partir d’une plage Oranaise et ce à l’âge de 15 ans en compagnie de 8 autres émigrants clandestins tous bien plus âgés que lui.
C’était en l’an 2006 en Septembre juste après le mois du Ramadhan, que Ahmed, qui vivait dans une grande précarité sociale, avait décidé de tenter l’aventure de l’immigration clandestine au péril de sa vie lors d’une traversée à hauts risques. Issu d’une famille Oranaise démunie, Ahmed Mostafaoui était le plus jeune de ses 6 frères et sœurs. Il a été renvoyé de l’école dès l’âge précoce de 10 ans et était livré à lui-même. Son père est décédé prématurément d’un cancer et sa mère s’est retrouvée pratiquement sans revenu et ses frères n’avaient aucun emploi pour subvenir aux besoins de leur famille. Pour aider un tant soit peu sa famille, Ahmed à l’âge de 15 ans, a fait le porteur de cageaux dans les marchés, vendeur à la sauvette…, pour ramener quelques dinars salvateurs pour ses proches. Mais au fil des discussions qu’il avait eu dans la rue avec des anciens Harraga, l’idée de tenter la traversée clandestine à partir d’Oran vers les côtes Espagnoles commença à germer dans son esprit. Au vu de la situation sociale déplorable dans laquelle il se débattait lui et sa famille, le jeune Ahmed pris la décision définitive de partir vers l’Espagne en Harraga pour espérer avoir une vie meilleure de l’autre côté de la méditerranée.
Sans avoir préalablement avisé les membres de sa famille qui n’était pas du tout au courant de son plan de Harraga, Ahmed Mostefaoui avec le précieux concours d’un ami d’enfance, s’est embarqué en pleine nuit sur un Zodiac équipé d’un petit moteur avec 8 autres émigrants clandestins dont certains étaient des pères de familles. Ahmed dira que la traversée était très pénible et que lui et ses compagnons d’infortune ont vécu l’horreur et ont frôlé la mort à plusieurs reprises sur une mer très houleuse pendant de longues heures. Un véritable calvaire, dira-t-il. Par une chance inouïe, ils ont pu arriver à quelques milles nautiques des côtes Espagnoles près de la ville de Almeria où ils furent immédiatement interceptés par les gardes côtes Espagnoles qui les conduisirent dans un centre d’accueil. Sur place, ils furent interrogés après la vérification de leurs identités, ensuite ils furent pris en charge par une association caritative Espagnole activant à Almeria. Ahmed raconte comment cette association l’a pris en charge sur tous les plans en lui assurant une formation professionnelle dans le domaine de l’électricité et la cuisine. En l’espace de 2 années de formation rigoureuse, le jeune Ahmed dira qu’il a décroché un diplôme de cuisinier et d’électricien en bâtiment. En outre, parmi d’autres péripéties, Ahmed raconte comment l’Eglise de cette ville Espagnole l’a approché pour lui proposer de se convertir au Christianisme, une idée qu’il a refusé soulignant qu’il ne pouvait pas renier son Islamité. Par contre, dira Ahmed, un nombre de Maghrébins, notamment des Algériens, des Marocains et des Tunisiens qui avaient réussi à atteindre les côtes Espagnoles grâce à la filière de l’immigration clandestine n’ont pas hésité à se convertir au Christianisme après avoir été approché par cette église et ses missionnaires à Almeria. Plusieurs de ces Harragas dira-t-il, ont mal tourné et se sont enfoncés dans la délinquance et la débauche en Espagne à cause de la précarité dûe à leur statut d’illégaux. Mais le jeune Ahmed a été plus chanceux et a réussi à se trouver du travail grâce à ses 2 diplômes et à gagner sa vie aisément avec environ 900 Euros par mois après avoir atteint la majorité à 18 ans. Grâce à cette association caritative Espagnole qui lui a tendue la main, Ahmed a même réussi à avoir des papiers en règle à Almeria et est actuellement en mesure d’aider financièrement sa famille à Oran avec qui il est en contact permanant. Malgré sa réussite inespérée, Ahmed nous dira qu’il ne tenterait plus jamais la traversée en mer dans le cadre de l’immigration clandestine pour tout l’or du monde après l’épouvante et la frayeur qu’il a vécu en haute mer à bord de cette embarcation de fortune.(Echorouk-30.06.09.)
**********************
«Moi, Bilal, clandestin»
Bilal Zairi sur le port de Zarzis. Par deux fois, le jeune Tunisien a déjà tenté de gagner l’île italienne de Lampedusa.
La troisième tentative aura été la bonne. À 23 ans, Bilal Zairi a finalement réussi à quitter Zarzis, ce petit port tunisien sur la Méditerranée, face à l’île de Djerba, où il est né et où il a grandi sous l’étouffant régime de Ben Ali. Il est aujourd’hui sur le sol européen. Chaque fois qu’il trouvait un peu d’argent pour son passage, un bateau, un passeur, son obsession grandissait. Il répétait les mêmes formules: «Je sens l’air de l’Italie», «Je sens la France». Bilal dilatait ses narines, écarquillait les yeux, respirait profondément. Il mimait ce qu’il avait éprouvé les deux premières fois où il avait frôlé les eaux italiennes, presque arrivé à l’île de Lampedusa, l’actuelle porte d’entrée en Europe des clandestins tunisiens.
Une jeune femme vient de lui remettre son «billet» avec son nom et son numéro de téléphone.
Fils unique demeuré avec sa mère divorcée, Bilal s’est jeté à corps perdu dans la révolution de jasmin. Sur la place de la Jeunesse, au centre-ville de Zarzis, comme tous ses copains qui ont, depuis, pris le large, il a défié et insulté la police qui assurait l’ordre du dictateur tunisien. «Les premiers soirs, raconte-t-il, je regardais s’il n’y avait pas de policiers qui m’attendaient quand je rentrais chez moi. Après, on est allés chez eux, on est entrés dans leurs appartements.» Ces cerbères, qui contrôlaient la population, et donc l’émigration, ont fui et ne sont toujours pas revenus dans les rues de Zarzis. La voie maritime pour l’Europe s’est ouverte, béante.
Aux premiers jours de février, un mois où quelque 5000 Tunisiens sont arrivés à Lampedusa, Bilal a une première fois embarqué pour l’île italienne. C’était la cohue sur la jetée au bout du port de Zarzis.
Les gardes-côtes sont restés sur leur navire. «De toute façon, ils ont un seul bateau pour surveiller 160kilomètres de rivage!», s’exclame Ahmed Faouzi Khenissi, le maire de la ville. Les militaires, seuls dépositaires de l’autorité publique, ont préféré organiser les départs, plutôt que de s’y opposer. «À l’époque, on voulait éviter les affrontements avec la population», rappelle l’élu. «Trop de monde voulait quitter Zarzis, se souvient Bilal. Mais les militaires ne laissaient partir que les bateaux en bon état. Moi, je leur ai donné mon nom. Il était sur la liste: ils ont contrôlé, et ils m’ont laissé passer.»
Le chalutier sur lequel avait pris place Bilal s’est cependant fait rattraper dans les eaux internationales par un navire de guerre tunisien. Retour à Sfax, puis à Zarzis. Bilal a récupéré la plus grande partie des 2000 dinars (un peu moins de 1000 euros) qu’il avait donnés pour son passage. C’est l’usage. Il a aussitôt retenté sa chance. Le 11 février dernier, il était sur l’embarcation heurtée et coulée par le navire de guerre tunisien «Horria 302». «Ils l’ont fait exprès, assure Bilal. Ils ont reculé, et ils ont coupé notre bateau en deux. Heureusement, un hélicoptère italien est arrivé. Sinon, on serait tous morts. Les militaires ne voulaient pas nous sauver.»
Cette affaire dramatique, dans laquelle une trentaine de clandestins ont sans doute péri, a fait grand bruit à Zarzis et dans toute la Tunisie. «Mais c’est comme avant, le pouvoir dit n’importe quoi, on se moque des gens», s’insurge Farouk Lehiba, qui a perdu son fils de 17 ans et se bat pour que la vérité éclate. Ce naufrage n’a porté aucun coup à l’émigration. Le sentiment d’injustice aurait plutôt renforcé la détermination des candidats au départ. «Non, j’ai pas peur. Tous mes copains sont déjà partis», répète Bilal, qui ne voit pas ce qui pourrait le retenir. Dans les hôtels et clubs de vacances où il a travaillé, à Zarzis et à Djerba, il gagnait 350 dinars par mois. «Qu’est-ce que tu veux faire avec?», questionne le jeune homme, qui préfère évoquer ces touristes françaises, généralement plus âgées, qu’il a séduites. Parmi toutes ses conquêtes, seule Christine trouve grâce à ses yeux. Il s’est promis de lui rendre prochainement visite dans la région parisienne.
*100 clandestins payant chacun 2000 dinars
En voyant tous ces jeunes fuir leur ville, plusieurs internautes, sur la page Facebook «Zarzis TV» qui a participé à la mobilisation contre le régime de Ben Ali, ont critiqué ces «traîtres» à la révolution de jasmin. «Ce sont plutôt des victimes», corrige Walid Fellah, responsable de ce site. Il fait observer que les nouveaux émigrés ne sont pas des étudiants, mais des jeunes sans formation, comme Bilal, qui ne veulent pas attendre l’instauration d’une Tunisie démocratique pour commencer à vivre.
5h du matin, Bilal saute dans une arque qui attend les fugitifs sur une plage de Zarzis pour rejoindre le bateau au large.
Pour l’instant, le parfum de la liberté européenne est plus entêtant que les promesses de la révolution. À Zarzis, nombre de garçons entre 17 et 25 ans sont déjà partis. Mais il reste des candidats au départ à Tataouine, Medenine et Tunis, où les passeurs vont désormais démarcher leur clientèle. Si le trafic baisse demain, ce ne sera que par manque de bateaux !
L’Italie détruit toutes les embarcations transportant des clandestins. «Un pêcheur peut vendre son bateau 100000dinars à un passeur», explique Mohamed, qui gère quatre navires pour le compte d’un patron invisible. L’homme poursuit : «Un filet pour le thon, ça vaut 70000dinars. Le pêcheur retire tout ce qu’il y a sur son bateau. Il le déclare volé. Après, il peut s’en racheter un autre.» Le passeur aura, lui, entassé sur le chalutier plus de 100 clandestins ayant chacun payé 2 000 dinars. Sur les 100 000 dinars gagnés, il faudra payer le capitaine, les rabatteurs, les chauffeurs…
Dans la maison où Bilal a finalement atterri, ce dimanche soir vers 21 heures, ils sont plus d’une cinquantaine à attendre, comme lui, le signal du départ. Ils sont autant dans une maison attenante, près de la plage, derrière le club Sangho, où jadis étaient invités les hôtes du régime. Deux trentenaires originaires de Zarzis, mais vivant désormais en Europe, dirigent les opérations. Une femme ramasse l’argent. Elle donne à chaque jeune un ticket, où est inscrit son nom et son numéro de téléphone. Elle garde le double sur la souche de son carnet. Ce billet garantit d’être en partie remboursé si le passage vers Lampedusa échoue.
Autour de Bilal, ils sont peu à parler français. Nombre d’entre eux sont mineurs. Ils viennent de loin, de Tunis parfois. Ils fument quasiment tous du haschisch, pour tromper l’attente, se donner du courage. Certains montrent sur leurs épaules et leurs dos des impacts de balles, souvenirs de la révolution de jasmin. Bilal dit qu’il a déjà participé à deux voyages pour Lampedusa. Il y a un jeune de Tataouine qui, plusieurs fois renvoyé du sol européen, en est à sa sixième tentative !
Le signal du départ est finalement donné à 5 heures du matin. Par groupe de sept, ils sortent de la maison, montent dans des voitures jusqu’à la plage. Une dizaine d’hommes, certain munis de hachoirs à viande, surveillent les manœuvres. Des bateaux à moteur font l’aller et retour jusqu’au navire au large, qui donne par intermittence des coups de phares dans la nuit, au loin sur la mer.
*Serrés flanc contre flanc, assourdis par le martèlement des pistons
Dans les barcasses de pêche, transis de froid, les clandestins guettent les vedettes des gardes-côtes italiens, qui signifient le salut.
A bord, les bonnes places sont rares. Le bateau a embarqué 112 candidats à l’exil. Plus de 120 passages avaient été vendus mais une dizaine ont été renvoyés à terre : le « chargement » était trop lourd. Bilal connaît les coins à éviter : la proue, où l’on reçoit des paquets de mer, et le bastingage, que la gîte peut rendre dangereux. En deux tentatives avortées, il a appris à se protéger. Il file vers la cale et s’installe à côté du moteur. «Ça pue le gasoil, il fait chaud et ça fait du bruit, dit-il. Mais tu es bien à l’abri.» Ils sont une douzaine, serrés flanc contre flanc, dans les entrailles du bateau, assourdis par le martèlement des pistons. Ils s’éclairent à la lampe de poche. Avec quelques fruits secs et une petite bouteille d’eau en plastique glissés dans sa veste de cuir noir, Bilal va tromper sa faim et sa soif.
Ce matin-là, la Méditerranée accorde sa clémence aux jeunes Tunisiens. Le coup de sirocco de la veille, qui avait gonflé les vagues du canal de Sicile et noyé 35 clandestins naufragés, s’est arrêté comme par miracle. Le bateau glisse doucement d’un creux à l’autre vers la terre promise de Lampedusa. Bilal est rassuré. D’autant que celui qui tient la barre a déjà effectué le voyage plusieurs fois – «un bon marin»-, juge Bilal. Sous un soleil au zénith, les heures s’écoulent. La traversée s’éternise. A bord, un diabétique commence à se sentir mal : il manque de sucre. A l’arrière du bateau, un autre clandestin s’agite. Celui-là souffre d’une maladie mentale. «Vous me voulez du mal, crie le gars. Vous êtes tous mes ennemis!» Son compagnon de voyage a le plus grand mal à le calmer. Il explique que la « pilule » qu’il prend chaque jour ne fait plus effet…
Vers 19 heures, un bourdonnement lointain sort tout le monde de la torpeur. Un hélicoptère des gardes-côtes italiens approche. Ça y est : les clandestins comprennent que le salut n’est plus très loin. L’équipage va signaler leur position à la capitainerie de Lampedusa, qui dépêchera une vedette à leur secours. A bord du bateau, l’ambiance se détend. On entend le bruit de canettes de bière décapsulées. Ils vont bientôt fouler le sol italien.
Quatre heures plus tard, la silhouette grise d’un navire de la guardia di finanza – les douanes italiennes – surgit de la pénombre. Le faisceau d’un puissant projecteur balaie le pont du bateau de pêche tunisien. Il jette une lumière crue sur les visages fatigués des clandestins. Sur le journal de bord de la vedette, l’embarcation bleue devient « numéro 4 », la quatrième barcasse chargée de Tunisiens répertoriée ce jour-là par les gabelous de Lampedusa – le chiffre montera à 22. Remorqué vers le port, le rafiot est conduit jusqu’au môle, où une bonne dizaine de bateaux de Zarzis sont déjà amarrés les uns contre les autres. Bientôt, ils finiront tous sur le terrain vague qui jouxte le stade de football local. Un véritable cimetière marin.
La traversée s’achève sur le quai, où les policiers font aligner les jeunes gens en colonne par deux pour les compter. Bilal remarque à peine la froideur professionnelle de l’accueil. «Les gens de la Croix-Rouge nous ont donné du café et des couvertures pour nous réchauffer. Et ils se sont occupés des malades.»
*Le nombre de réfugiés dépasse la capacité d’accueil
Des cars franchissent ensuite le portail du port pour emmener les clandestins vers leur premier domicile italien : le centre de secours et d’accueil. Située dans un vallon au cœur de la petite île Pélage, la structure gérée par le ministère italien de l’Intérieur déborde déjà. Elle héberge plus de 1 500 immigrés clandestins pour 850 places. L’afflux de Tunisiens qui ont profité de la chute de Ben Ali pour filer a submergé cette structure conçue comme un lieu de transit. En plus des dortoirs, la direction a réquisitionné salles de réunion et salles communes pour y installer des matelas. Arrivés au milieu de la nuit, Bilal et ses compagnons s’affalent sur les bancs en ciment d’un préau. Le lendemain, il retrouve ses copains de Zarzis et s’ajoute à leur chambrée. Ils sont déjà… 130.
Accoudé au bar d’un café de Lampedusa, Bilal savoure ses premières heures en Europe. Rigolard, il a réussi à tromper la vigilance des carabiniers qui verrouillent les alentours du centre d’accueil pour gagner le village. «Les Italiens sont gentils, dit-il. Ils nous donnent des spaghettis et des cigarettes.» Grâce à une pratique très correcte de la langue, il est déjà à son aise sur le confetti le plus méridional d’Italie, même quand certains le regardent de travers. Optimiste en diable, il envisage une suite sans encombre à son voyage. «Dès qu’ils auront pris mes empreintes digitales, ils vont m’emmener sur le continent italien. Et après, la France.» Voilà des semaines qu’ils ont échafaudé le scénario entre copains, à Zarzis. «A la frontière avec la France, tu prends le petit train local. Mais seulement le samedi ou le dimanche, quand il y a moins de policiers. C’est sûr à 100%!» Et après ? «Après, je rejoindrai ma tante, qui vit dans l’Essonne. A Morangis!» Bilal donne même rendez-vous sous la tour Eiffel. «Pour une dernière photo.» (Figaro.Mag-04.04.2011.)
Sous le soleil de Lampedusa, Bilal contemple le cimetière des bateaux tunisiens saisis par les gardes-côtes italiens.
*********************************
«Quand les enfants mouraient, leurs parents les laissaient juste glisser dans l’eau…», témoigne un naufragé
*Témoignage: Mohamed Raad, un Palestinien de 23 ans, avait embarqué à bord du bateau qui a fait naufrage
Trois jours de survie au milieu de la mer à boire de l’urine, à voir ses compagnons mourir et les parents «laisser glisser» dans l’eau les corps de leurs enfants morts: un des dix rescapés du naufrage de migrants le plus meurtrier en Méditerranée a raconté à l’AFP leur supplice.
«Le troisième jour, les gens ont commencé à devenir fous», témoigne de Crète Mohamed Raad, un Palestinien de 23 ans qui avait embarqué à bord du bateau transportant au moins 500 migrants ayant fait naufrage il y a une semaine au sud-est de Malte, dans les eaux internationales. Il a été récupéré vendredi soir par un porte-conteneurs, puis transféré au port crétois de La Canée avec cinq autres rescapés, deux Palestiniens, un Egyptien, une Syrienne et une fillette de deux ans, sans doute également syrienne.
«Les femmes et les enfants avaient soif, les hommes ont uriné dans des bouteilles pour qu’ils boivent»
Les jours de cette dernière, hospitalisée à Héraklion dans un état critique, n’étaient plus en danger mercredi soir, a indiqué l’hôpital à l’AFP. Il s’agit du seul enfant rescapé du naufrage, parmi une centaine qui se trouvait à bord, selon les témoignages des rescapés recueillis par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Ayant eu la chance de trouver un gilet de sauvetage, Raad se souvient d’avoir somnolé, et rêvé: «Je rentrais dans un hôtel pour réserver une chambre et j’ai commencé à enlever mon gilet de sauvetage, mais j’ai soudain réalisé que j’étais en train de couler et j’ai remis le gilet». Au milieu des flots, «nous sommes restés deux nuits et trois jours dans le froid, la soif, la peur», raconte le jeune homme.
Après le naufrage du bateau, «80 à 90 personnes» se sont retrouvées au milieu des flots à lutter pour leur survie. «Les femmes et les enfants avaient soif, les hommes ont uriné dans des bouteilles pour qu’ils boivent». «Nous nous sommes réunis en petits groupes mais chaque jour, des gens mouraient (…) Il était très difficile de s’accrocher les uns aux autres. Deux personnes sont venues vers moi et ont demandé à prendre mon gilet de sauvetage», confie Raad.
«Depuis que je suis né, je n’ai jamais vécu une seule journée heureuse»
«Certains avaient leurs enfants avec eux, quand ils mouraient ils les laissaient juste glisser dans l’eau…» Dans des récits concordants, plusieurs survivants affirment que les passeurs ont embouti le bateau quand ses passagers ont refusé de se laisser transvaser sur une embarcation qui leur semblait trop petite et trop fragile. «Je n’ai pas vu le bateau qui nous a percutés. J’étais sur le pont inférieur et je ne voyais rien. J’ai entendu crier et hurler. Cela n’a pas duré longtemps. Le bateau n’a pas mis une minute à couler».
Les disparus -syriens, palestiniens, égyptiens et soudanais- espéraient gagner l’Italie. Mohamed était parti de Gaza: «Depuis que je suis né, je n’ai jamais vécu une seule journée heureuse. Toujours la tyrannie, la guerre, le chômage et ne pas savoir quand nous serons tués»*20minutes.fr–19/09/2014
Plus de 3.000 migrants ont péri en Méditerranée depuis janvier 2014
La majorité des migrants sont décédés aux portes de l’Europe – par noyade, asphyxie, faim ou froid
Si on avait accepté de leur donner un visas d’entrée, tout celà ne serait pas arrivé!
Au total, au moins 40.000 migrants sont décédés dans le monde depuis l’an 2000 en tentant d’entrer en Europe, aux Etats-Unis, en Australie ou dans d’autres pays. *cliquer ici: Des corps sans vie dérivant au gré des vagues en pleine mer
***************************
Zarzis, gare maritime des émigrés tunisiens
18/03/2011 |-Le Figaro.
Des Tunisiens scrutent l’horizon sur une plage de Zarzis. Pour se rendre à Lampedusa, les clandestins doivent débourser environ 2000 dinars (1000 euros).
REPORTAGE – Depuis la «révolution du jasmin», ce port du Sud est le passage obligé des jeunes clandestins en partance pour l’Europe.
La place de la Jeunesse, où la «révolution du jasmin» a éclaté à Zarzis, bruisse désormais de mille conciliabules. À voix basse, les marchandages débordent de la terrasse du Relais, le grand café du centre-ville, où se croisent passeurs, pêcheurs et une foultitude de jeunes Tunisiens rêvant de partir pour la France.
Le week-end dernier, alors que s’annonçait une météo clémente enfin propice à une sortie en mer vers l’île italienne de Lampedusa, la plus proche porte d’entrée sur l’Europe, l’excitation était trop grande pour que ce trafic demeure discret. Adossés à leurs voitures de location, les passeurs, jouant avec leurs lunettes de soleil griffées, négociaient leurs derniers prix pour convaincre les retardataires de tenter l’aventure. Un pêcheur, auprès duquel on avait également été introduit, rapportait un peu de pain et de fromage aux clandestins qui se cachaient chez lui depuis deux jours, en attendant le signal du départ. Et puis il y avait ces jeunes hommes, tout juste arrivés de Djerba, Gabès, Medenine, Tataouine ou Tunis. Un grand nombre d’entre eux se sont retrouvés aux premières heures du jour, lundi, sur des navires filant vers l’île de Lampedusa, où 1623 clandestins ont finalement débarqué le soir même ou le lendemain.
Cité balnéaire construite autour de son petit port de pêche, Zarzis (120.000 habitants) s’est imposée en moins de deux mois comme la plaque tournante de l’émigration tunisienne vers l’Europe. Sur les quelque 6000 clandestins arrivés sur l’île de Lampedusa entre fin janvier et début mars, la moitié étaient des Zarzissiens. Quand la «révolution de jasmin» a balayé les forces policières chargées de contrôler la population sous le régime de Ben Ali, «les jeunes qui rêvaient de partir ont profité de l’aubaine. Ils ont entraîné avec eux tous leurs copains», raconte Ahmed Faouzi Khenissi, le maire de Zarzis.
Certains soirs, plusieurs bateaux de clandestins partaient du port. Se refusant à faire couler le sang, les militaires ont préféré contenir la foule qui voulait embarquer, et vérifier l’état des navires. Quant au quartier Ogla, l’autre rendez-vous pour l’Europe, il avait été ironiquement renommé «quartier consulat». «C’était comme une gare maritime», se souvient Bilal, un jeune Zarzissien, qui s’en amuse encore: «Tu avais des types qui te proposaient des bateaux pour le soir ou le lendemain, tu marchandais, comme si tu passais d’un guichet à l’autre»…
*Un chalutier coulé par l’armée
Avec une maladresse pour le coup meurtrière, les militaires ont tenté de reprendre en main la situation. Le 11 février dernier, leur navire Horria 302 a coulé un chalutier transportant 120 migrants. Plus de trente sont déclarés morts ou disparus. Les survivants assurent que le patrouilleur a sciemment éperonné leur chalutier et que les militaires n’ont rien fait pour porter secours aux hommes tombés à l’eau. «Au contraire, certifie Saïf, un jeune de 17 ans qui s’en est sorti. Certains militaires donnaient des coups de rame et des coups de poing quand on essayait de monter sur le Zodiac jeté à la mer».
Si l’objectif était d’effrayer les candidats à l’émigration, il n’a pas été atteint. Saïf, qui tourne en rond, pieds nus sur les pédales de son vélo, ne pense qu’à reprendre la mer pour gagner la France. «Tous mes copains sont partis», explique-t-il. «Saïf va nous obliger à emprunter de l’argent pour son départ», dit son père. La mère, dont un autre fils survit à peine depuis sept mois comme clandestin en France, baisse tristement la tête.
Le week-end dernier, Amin avait, lui, ses 2000 dinars en poche – mille euros, c’est le prix d’un passage vers Lampedusa – et il se préparait à monter sur un bateau. Allait enfin se réaliser son rêve, entretenu par ses frères, dont deux vivent à Paris, et deux autres à Marseille. Trois travaillent et ont une carte de séjour. Le plus riche, informaticien dans la Cité phocéenne, a une femme, deux enfants, une maison. «Tranquille», commentait Amin, avant de préciser: «Il fait construire maintenant une maison à Zarzis pour les vacances.»
*Un trafic bien structuré
«L’émigration vers la France ne date pas d’hier», souligne le maire, Ahmed Faouzi Khenissi. «Environ 30% de l’économie de la ville repose sur l’argent envoyé de France», affirme-t-il. Mais l’effondrement du régime Ben Ali et la disparition des forces de police ont permis au trafic de clandestins de se développer et de se structurer. Il a déjà de multiples formules. L’équation, expliquée par des passeurs, repose cependant sur quelques principes. Les autorités italiennes détruisant tous les bateaux d’émigrés arrivant à Lampedusa, l’organisateur du voyage pour l’Europe commence par acheter un navire. Sur une embarcation moyenne qu’il va payer environ 100.000 dinars (il faut grosso modo diviser par deux pour trouver les prix en euros), il va entasser 100 clandestins, ayant chacun payé leur passage 2000 dinars. Sur les 100.000 dinars gagnés, il lui en faut verser 30.000 au pilote du navire, et également rétribuer les rabatteurs et ceux qui vont encadrer, surveiller, nourrir et finalement conduire les clandestins jusqu’au navire. Cela fait pas mal de monde intéressé au développement des sorties en mer pour l’Europe au départ de Zarzis.
*********************************
À Lampedusa, avec les clandestins tunisiens
REPORTAGE – Déçus par la «révolution du jasmin», ces jeunes sans travail ont saisi la première occasion de quitter leur pays pour l’Europe.
*envoyé spécial à Lampedusa (Italie)
Cliquez sur l’aperçu pour agrandir l’infographie.
Un migrant tunisien se renseigne auprès d’un policier italien dans les rues de Lampedusa.
Le port, le centre d’accueil, l’aéroport. Il n’y a pas plus de trois kilomètres entre les trois lieux où se joue le dernier épisode de la révolution tunisienne, sur la petite île italienne de Lampedusa, à mi-chemin entre la Tunisie et la Sicile.
En une semaine, la minicapitale endormie dans le calme hivernal a vu débarquer plusieurs milliers de réfugiés. La plupart sont arrivés sur la plage, près du port, à bord de bateaux de pêche. Ils ont aussitôt été conduits par la police dans le centre de réfugiés, fermé quand la Tunisie et la Libye ont bloqué les vagues de candidats à l’émigration, et rouvert pour l’occasion. Tous sont en train d’embarquer dans des avions du gouvernement, décollant régulièrement de l’aéroport enclavé au centre-ville.
*Cimetière naval
Mardi, les discussions entre l’Italie, l’Europe et le gouvernement tunisien semblaient avoir porté leurs fruits. Depuis lundi, plus aucun bateau en provenance de Tunisie n’était signalé. Peut-être les propriétaires ont-ils eu vent du sort qui les attendait. À quai, trois rafiots à coque bleue de sept ou huit mètres se balancent, le pont jonché de matelas et de couvertures en acrylique. Un écriteau signale «Navire mis sous séquestre». Ils attendent de rejoindre une vingtaine de leurs semblables, jetés à terre les uns sur les autres un peu plus loin, formant un cimetière naval improvisé.
Ali, arrivé dimanche, pense avoir été l’un des derniers à avoir pu tenter le voyage. «Jusque-là, les militaires tunisiens ne nous empêchaient pas de partir, affirme-t-il. Au contraire, des bateaux de notre marine nous accompagnaient. Mais ensuite, ils ont bloqué les départs.»
Pourquoi est-il parti, juste au moment où naissait en Tunisie l’espoir d’une vie meilleure? Parce qu’il le pouvait. Dans le désordre de l’après-Ben Ali, une fenêtre s’est soudain ouverte. Et des milliers d’hommes ont sauté. «On a discuté entre nous. On a regardé la météo à la télévision et on a vu que la mer était calme, dit Oussama, 23 ans, mécanicien de marine. Alors on est allés dans les ports chercher des bateaux.»
Presque tous les hommes interrogés ont le même profil: entre 20 et 30 ans, ils viennent des villes et des campagnes du sud de la Tunisie, proches de la côte, Gabès, Zarzis, l’île de Djerba. Tous se disent titulaires d’un diplôme et vivotaient au gré des emplois précaires, se faisant parfois serveurs le temps d’une saison: Jihad, 22 ans, plombier, Yahya, 30 ans, commercial dans l’électronique, Wahid, 26 ans, conducteur d’engins de chantier, Soufiane, 20 ans, mécanicien auto, Salim, 23 ans, décorateur, Omar, 31 ans, maçon, Messaoud, 25 ans, moniteur d’auto-école, Iskander, 25 ans, peintre en bâtiment, Ali, 25 ans, technicien de l’industrie pétrolière… Leur passage, ils l’ont souvent payé, entre 500 et 1000 euros, empruntés à la famille, pour une traversée de plus de vingt-quatre heures, entassés sur les ponts sans pouvoir bouger. Certains disent avoir voyagé gratuitement. «Les propriétaires des bateaux nous ont pris en pitié.» Il y a même une bande d’adolescents, entre 13 et 17 ans. Eux, ils veulent «savoir lire et écrire en Italie, apprendre de grandes choses». Comme les autres, ils disent que l’insécurité règne, à cause des «trabelsiens». Le nom des Trabelsi, la belle-famille du dictateur, est devenu synonyme de mafia et de milices armées.
La motivation principale semble être d’ordre économique. L’espoir n’est pas suffisant, ils veulent du changement tout de suite. «Ils nous ont fait rêver et maintenant c’est le cauchemar», dit Rami, un grand costaud, ouvrier spécialisé dans le béton. Leur rêve, aujourd’hui, c’est l’Europe. Des rumeurs courent: «L’Allemagne va accepter mille hommes, la France deux mille…» Reda, lui, pense qu’«en France, il y a beaucoup d’argent et de liberté.» Dans leur tête, les réfugiés vivent encore à l’heure de la dictature. S’émerveillent de rencontrer des hommes en uniforme qui ne les agressent pas. «Ici les policiers sont gentils», dit Reda en désignant les carabinieri au look guerrier impeccable, lunettes de soleil design, treillis sombre ajusté et pistolet sanglé à mi-cuisse.
*Un numéro dans la poche
Les réfugiés ont aussi tenu à remercier la population. Grazie Lampedusa ( «Merci Lampedusa»), proclame une banderole tenue par un petit groupe. Les Tunisiens font marcher le commerce. Déambulant en ville dans la journée, ils achètent du fromage ou du pain, s’attablent à la terrasse des cafés. «Ce sont des gens tranquilles», dit le patron d’un café-pâtisserie. Les débits de boisson ont reçu l’ordre de ne pas servir d’alcool aux réfugiés, et semblent s’y tenir. Les jeunes Tunisiens paraissent avides d’intégration, multipliant les «Buongiorno» dès qu’ils croisent un autochtone. Mais pour eux, Lampedusa n’est qu’une étape. Chacun a en poche un morceau de papier marqué d’un chiffre. Mardi matin, les hommes à gilet bleu du Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU appellent les numéros de 100 à 200. Aussitôt, encadrés par un service d’ordre improvisé par les réfugiés eux-mêmes, des hommes s’alignent pour monter dans le bus qui les emmène à l’aéroport, où ils embarquent immédiatement dans un Boeing 737 jaune et blanc de l’aéropostale Italienne. Ils ne savent pas exactement où ils vont. «On nous a dit qu’on partait en Sicile, peut-être à Catane», affirme un des voyageurs. Ils devraient être installés dans un autre camp. Là, dit-il, «on nous donnera des papiers.» (Le Figaro-16.02.2011.)
****************************************
Témoignages de harraga dans l’enclave espagnole de Melilla
-Billel. 25 ans, originaire du quartier«les allemands» de Annaba
«J’étais parmi un groupe de 25 harraga qui a pu atteindre l’île de la Sardaigne en 2010. Nous avons été interceptés et arrêtés par les garde-côtes sardes. J’ai été placé au centre de rétention de Cagliari où j’ai passé un mois avant d’être transféré vers le centre de Gorizia, aux frontières italo-slovènes. J’y ai passé un mois avant mon transfert vers Rome d’où j’ai été rapatrié en Algérie à bord d’un vol Rome-Alger. Je suis rentré à Annaba et j’y suis resté près de deux ans avant de plier bagage et repartir. Cette fois, la destination était la ville marocaine de Tanger. Mon séjour a duré près d’un mois, le temps de préparer le nouveau voyage. Le trajet Alger-Bni Ansar m’a coûté au total environ 120 000 DA. C’est un contact algérois qui a tout arrangé. Voilà un mois et demi que je suis arrivé à Melilla que j’ai pu atteindre à la nage. De Bni Ansar au port de Melilla à la nage.»
-Anis. 23 ans, issu de la cité Plaine Ouest de Annaba
«C’est lors d’une rencontre avec un passeur de Sidi Salem, l’été passé, que l’idée du départ vers l’Espagne avait commencé à germer dans ma tête. Mes cinq tentatives d’atteindre la Sardaigne ont toutes échoué. Au total, cinq expulsions d’Italie après avoir déboursé 65 000 DA à chaque tentative, somme que je réunissais grâce à de petits métiers, métiers de la rue (vente de cigarettes, de psychotropes, corail, vols à la tire…) Cela fait un mois et demi que j’ai débarqué à Melilla, à la nage de Bni Ansar au port. Aujourd’hui, je vis et dors à la belle étoile. A cause d’une dispute violente avec un migrant malien, j’ai été viré du CETI (centre de séjour temporaire pour étrangers). Mon message : « Gouli l’Bouteflika, rana rayhin jayin manach habcine (dites à Bouteflika, on part et on revient, et on continuera de le faire.»
-Ali Lahcene ,19 ans, originaire de Barigou (Mascara)
«Pour arriver à Melilla, j’ai dû payer 90 000 DA. Je suis issu d’une famille très pauvre. Je suis là depuis deux mois et demi pour aider ma famille et j’y resterai le temps qu’il faudra. Comme vous le voyez, je vis sous ce tunnel. Je dors entouré d’eaux usées, tel un rat d’égout. Je me suis inscrit au commissariat de police pour une hypothétique place au CETI. L’accès à ce centre m’est toujours refusé par les responsables, pour manque de place, me disent-ils. Après un long périple, Barigou-Oran-Maghnia-Essaïdia (Maroc)-Oujda-Berkane-Nador. Mon périple a pris fin à la nage de Bni Ansar au port de Melilla. Je ne trouve pas où dormir ni les moyens pour manger à ma faim.»
-Sara, 24 ans, originaire de Mostaganem
Je suis arrivée à Melilla le 10 mai 2012, grâce à un intermédiaire travaillant pour le compte du chef d’un réseau de passeurs basé à Maghnia et que j’ai rencontré dans un cabaret où je travaillais comme chanteuse de raï. L’affaire a été conclue lors d’une soirée bien arrosée. La formule tout compris (faux passeport marocain, moyens de transport des deux côtés de la frontière algéro-marocaine) m’est revenu à 1200 euros, l’intermédiaire a exigé d’être payé en euros pour qu’il puisse procéder à la Hewala (transfert de la somme sur le compte du chef basé à Alger). Je regrette amèrement d’être venue ici, on m’a promis monts et merveilles, des possibilités d’atteindre la péninsule en l’espace d’une semaine après mon arrivée. Finalement, je me suis retrouvée dans un vulgaire centre sans ressources et sans la moindre possibilité de quitter Melilla ni de retourner chez moi. L’intermédiaire m’a mise en garde, je risque d’être liquidée physiquement par les trafiquants marocains vu que je n’ai pas pu restituer le passeport marocain à la frontière comme convenu. Je suis dans un terrible engrenage duquel je suis incapable de me défaire.»
-Tayeb Berkhach, 34 ans, originaire du Golf (Alger)
«J’ai débarqué à Melilla avec ma famille : mon épouse et mes quatre enfants, le 12 mars 2012 avec des faux passeports marocains. Mes jumeaux Adam et Roufaïda inscrits sur mon passeport, Nouh Et Douaa sur celui de ma femme Kheïra. Le transport Alger-Maghnia-Oujda-Nador et les deux passeports m’ont coûté au total 2000 euros. Mon contact est une quinquagénaire de Kouba (Alger) qui m’a assuré le voyage vers Maghnia où m’attendait un certain Lahbib. C’est lui qui m’a remis les deux passeports — de vrais passeports marocains mais retouchés par la substitution de photos — avant de nous conduire à bord d’une Peugeot 504 à la frontière (Ferkhana). Le terrain était visiblement bien préparé, le contrôle ayant été d’une rapidité inouïe. Tel que convenu, une fois la frontière franchie, les deux passeports ont été restitués à El Hadj Mohamed. Il semblait être bien connu des autorités marocaines. Ses papiers marocains et algériens lui permettent de vivre entre les deux pays.»
-Abdelkader Benyoussef, 32 ans, originaire du quartier huppé dE Hydra (Alger)
«Moi, mon histoire est toute autre. Ingénieur mécanicien, j’ai fait études supérieures à Londres. Si je suis à Melilla, ce n’est pas pour fuir le chômage ou la misère ou parce que tenté par le rêve européen. J’ai été expulsé d’Espagne pour des démêlés avec la justice, un accident de la route en est la cause. La législation cadrant la migration en Espagne — les dispositions de l’accord de réadmission conclu entre Alger et Madrid, les amendements apportés, le plan de citoyenneté et d’immigration 2009-2012 — je la connais très bien. Par contre, ce que je cherche à dénoncer, ce sont les pratiques criminelles de groupes organisés composés de Marocains et d’Algériens. Beaucoup de harraga algériens issus de l’Ouest ont été victimes de ce réseau qui active au vieux quartier San Fransisco de Bilbao, au nord de l’Espagne. Profitant de leur crédulité et vulnérabilité, ils font croire à ces jeunes qu’ils peuvent intervenir en leur faveur pour ne pas être expulsés, de par les liens solides qu’ils prétendent entretenir avec de hauts responsables du consulat algérien à Alicante.
Car c’est à ces derniers que les autorités espagnoles font appel pour la procédure d’identification préalable aux expulsions qui se font sous contrôle judiciaire. Pour pouvoir être déclaré inconnu par les services consulaires et disposer ainsi de la «l iberta», ce précieux document à même de leur ouvrir la porte à la péninsule et tout l’espace Schengen, il suffit de graisser la patte, 1500 euros par personne. Une somme qui doit être versée à des intermédiaires pour le compte des responsables consulaires dans un délai de 40 jours, durée d’internement du harraga dans le centre où il est transféré en attendant son expulsion. L’affaire se traite par téléphone portable. Le harraga doit préparer la somme quelques jours avant son transfert pour la confier par la suite à un proche ou une connaissance sûre auprès duquel l’intermédiaire pourrait la récupérer dans un café connu au quartier de San Francisco. Une fois l’argent dans la poche, cet intermédiaire disparaît dans la nature et le harraga… expulsé.»
-Boualem Benaouda, la trentaine originaire de Mostaganem
«Je vais être bref : je suis un ancien militaire. Je vis avec ma femme et mes deux enfants au centre de séjour temporaire pour étrangers (CETI) de Melilla depuis presque deux ans. Le transport et les faux passeports me sont revenus à 250 000 DA. Mon message : dites à Bouteflika que c’est à cause de lui et de l’injustice que nous sommes là. Malgré nos conditions de vie terribles ici, on ne retournera plus dans sa monarchie (el Djou3 wela Roudjou3 (la faim mais jamais le retour). Il sait très bien qu’il existe des réseaux mafieux qui tirent profit de notre misère mais il ne fait rien pour y mettre un terme et nous offrir les moyens de vivre dans la dignité.» *El Watan-03.12.2012.
*******************************
Thanks!
When I originally commented I appear to have clicked the -Notify me when new comments are added- checkbox and from now on every time a comment is added I receive 4 emails with the exact same comment. Is there a means you are able to remove me from that service? Appreciate it!
https://twitter.com/lulalichtenste1/status/721168935681421313
Your post is valuable , thanks for the info http://myhealthandwellness.pen.io
http://myhealthandwellness.pen.io
Neat Web site, Stick to the beneficial job. Thanks a ton! http://bit.ly/2f0xJ92